Conseil municipal du 15 décembre 1997

Intervention de Raymond Avrillier,
sur le dossier de l'eau de Grenoble

Je voudrais revenir sur l'analyse que vous avez faite, Monsieur le maire, du déroulement de ce dossier de l'eau depuis 1989. Car s'il y a eu une action responsable dans ce dossier, c'est bien que quelqu'un ait engagé un recours en annulation de la délibération du 30 octobre 1989. Il aurait été en effet irresponsable de ne pas engager un tel recours et de ne pas en obtenir, devant le Conseil d'État, les suites que nous avons. Cela aurait signifié la légalisation de la corruption en France, s'il n'y avait pas eu cette annulation suite à ma requête et l'arrêt du Conseil d'État du 1er octobre 1997.

Certains ont parlé, à propos de leur analyse du budget, d'avis mitigé, d'autres ont indiqué que les circulaires ministérielles n'avaient que des valeurs indicatives. S'il est un domaine qui est encore en-dessous de la valeur indicative, c'est bien l'avis d'un rapporteur de la Section du rapport et des études du Conseil d'État, qui d'ailleurs émet fort justement des éclaircissements (c'est le terme qu'il faut employer, bien que ces éclaircissements ne soient pas d'une très grande clarté) au Ministre de l'Intérieur. S'il est un avis mitigé, c'est bien celui-ci, car la Section du rapport et des études n'est pas un juge et indique clairement que son avis est émis sous réserve du jugement par les juridictions compétentes.

En l'occurrence, et schématiquement, il dit : Vous aviez en effet tout à fait la possibilité, et rien n'y faisait obstacle, à ce que des décisions soient prises en attendant l'arrêt du Conseil d'État (encore heureusement !).

En 1996, grâce aux pressions, entre autres, de ce recours Avrillier devant le Conseil d'État, la solution de renégociation qui pouvait paraître la seule immédiatement possible à certains, (l'annulation des contrats étant encore hypothétique et lointaine) a été engagée. Nous avons eu des appréciations différentes sur le contenu de la renégociation.

Il était en effet souhaitable d'éliminer le plus rapidement possible l'ensemble des illégalités révélées par la Chambre régionale des comptes, et révélées précédemment par les usagers et le requérant. Donc, de ce point de vue, le rapporteur de la Section du rapport et des études est d'avis qu'il fallait en effet prendre des décisions. Mais il le dit sous réserve de l'appréciation par les juridictions compétentes de la légalité des délibérations précitées, c'est-à-dire qu'il s'en remet chaque fois à notre instance, pour la légalité et pour l'opportunité, et au Tribunal administratif et au Conseil d'État, pour la légalité.

Je crois que le mérite de cet avis est de replacer le dossier de l'eau sur les rails : sur les rails pour mettre fin à la corruption parce que, dans un rapport auquel vous avez d'ailleurs participé, M. le Maire, en tant que député, le rapport Ambroise Guellec, il est fait référence au rapport de la Commission de la Prévention de la corruption présidée par M. Bouchery, qui indiquait à propos des contrats de délégation de service public de l'eau et de l'assainissement : "Cette situation (le fait qu'il n'y ait pas de règles pour les délégations de service public, et que le régime soit très souple) pouvait conduire la collectivité concédante à conclure un contrat économiquement déséquilibré."

Vous savez que tel est le cas de notre contrat. Mais aussi un contrat de durée excessive, et tel est le cas de notre contrat, assurant au délégataire une rente de situation -et quelle rente de situation pour la Lyonnaise dans ce contrat ! : attribution privilégiée des travaux du délégataire au délégataire ou aux sociétés du groupe, et c'est encore le cas, par exemple avec Périno-Bordone ou autres filiales ; transferts anormaux de charges au détriment de la collectivité, c'est encore le cas ; index d'évolution des tarifs bien au-dessus de l'inflation, c'est toujours le cas ; charges indirectes forfaitaires cachant des marges de profits injustifiées, c'est toujours le cas ; produits financiers liés aux délais de reversements des comptes de tiers et non comptabilisés dans le compte de délégation, c'est toujours le cas, etc.

Le rapport Bouchery sur la corruption a donné lieu à une loi, celle du 29 janvier 1993, qui s'intitule "relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques". Cette loi est intervenue alors que les enquêtes sur la corruption en Isère, qui avaient commencé... à Lyon, se heurtaient à des blocages. La loi concerne en particulier la passation des contrats de délégation de services publics. Quand, en 1996, le conseil municipal de Grenoble a pris des décisions, controversées (nous, les élus de l'ADES, avons voté contre), cette loi s'appliquait.

Elle ne s'appliquait pas si les contrats étaient maintenus, et en particulier si la délibération initiale était légale.

Mais à partir du moment où le Conseil d'État annule la délibération illégale, l'arrêt du Conseil d'État et la loi anticorruption s'imposent à nous. Depuis le 1er octobre 1997, la loi Sapin, loi de prévention de la corruption, s'applique à l'eau de Grenoble. Cela suppose, si le principe de délégation est décidé, de faire appel à la concurrence.

Si nous décidons de nouveau de débattre du principe de la délégation, nous devons donc reprendre le débat sur le fond, c'est-à-dire au plan politique, au plan de l'opportunité.

Maintenant, en effet, la ville a plusieurs choix possibles avec l'arrêt du Conseil d'État et avec cet avis de la Section du rapport et des études :

Il s'agit donc d'apprécier les avantages et les inconvénients, pour la Ville et les usagers, de ces différentes solutions, et de faire un choix clair, publiquement débattu. C'est d'ailleurs ce qu'exige sur le fond la loi de prévention de la corruption (qui n'a pas été appliquée en 1996).

Et quoi de plus normal que d'appliquer les dispositions essentielles de cette loi de prévention de la corruption dans une affaire qui a été créée par la corruption ?

Après une étude approfondie de ce dossier, nous, l'ADES, estimons qu'il est bien plus avantageux pour la Ville et les usagers d'obtenir la constatation de la nullité des contrats devant le juge des contrats ; c'est aussi la seule façon de tourner la page du passé.

Juridiquement, c'est la solution stable. Rappelons que les délibérations que nous prenons depuis 1996 sont en instance de jugement devant le Tribunal administratif, et que par ailleurs des usagers ont engagé des recours judiciaires contre les pratiques passées de la COGESE. Les conséquences de l'arrêt du Conseil d'État ne sont pas épuisées.

Financièrement, c'est la solution équitable : grâce à une nouvelle baisse des tarifs, possible et prouvée, les usagers et la ville y gagneront très largement par rapport à la situation actuelle.

De plus, le déséquilibre financier en faveur de la Lyonnaise, qui est de plusieurs centaines de millions de francs, dont toujours plusieurs dizaines de millions de francs de surcoût pour la ville, ne serait-ce qu'à travers sa facture d'eau, ce déséquilibre financier est malsain et non fondé.

Il n'est pas possible d'accepter que des sociétés soient encore là, qui sont rentrées par effraction, à partir de corruptions organisées par leurs hauts responsables. M. Prompsy était directeur de l'eau pour la France à la Lyonnaise des eaux ; comment se fait-il que la Lyonnaise des eaux, si elle n'a pas bénéficié de la corruption, ne soit pas constituée partie civile contre M. Prompsy ? Si elle en a subi un dommage, elle aurait dû se constituer partie civile. Comment se fait-il que M. Prompsy ait été maintenu dans le groupe Lyonnaise des eaux, même après ses mises en examen, voire ses condamnations de 1ère instance ? On est face à une opération organisée, à une corruption organisée au bénéfice d'une société... et du maire d'alors, condamné.

La société morale Lyonnaise des eaux n'a pas été condamnée, pas plus d'ailleurs que la COGESE ou la SDEI ou la SEREPI. Elles ont simplement versé 20 millions de francs d'avantages, pour plusieurs centaines de millions de francs de profit sur 25 ans.

En ce qui nous concerne, nous rendrons publiques, prochainement, les études financières que nous avons menées, montrant le grand avantage de la constatation de nullité des contrats pour la ville et les usagers.

Afin d'en finir avec la situation d'instabilité actuelle, qui peut durer, comme vous le dites, M. le Maire, encore pendant huit ans, l'ADES demande la mise en place rapide d'une commission pluraliste chargée d'expertiser les deux solutions. Sur rapport de cette commission, le conseil municipal éclairé pourra prendre une position enfin définitive.

En tout état de cause, nous devons agir, nous y sommes obligés en exécution de l'arrêt du Conseil d'État, soit directement, soit parce qu'on nous l'imposera par arrêt du Conseil d'État, y compris d'ailleurs avec des astreintes, sur demande des requérants.

Ne pas choisir l'opportunité de l'arrêt du Conseil d'État et de l'avis de la section du rapport des études pour remettre à plat ce dossier, c'est décider de laisser pourrir pour encore des années une situation préjudiciable à l'image de Grenoble, et c'est offrir à un grand groupe, dans ce dossier-là, des avantages non fondés, qu'il a obtenus grâce à la corruption, ce qui est contraire à l'exigence démocratique qui nous a portés à la municipalité de Grenoble.

Pour terminer, j'indiquerai simplement qu'un article du Monde du 14 décembre indiquait les tristes singularités de la corruption à la française, je cite : "Faute d'avoir su préserver la notion d'éthique publique, la France est un pays contaminé par l'argent où la corruption progresse ; les règles du marché ayant supplanté celles de l'État, l'argent et l'intérêt personnel auraient pris le pas, notamment grâce à un système de castes et de privilèges, sur des valeurs telles que l'intégrité et l'équité : tel pourrait être le portrait, peu flatteur, de la société française dressé au cours du colloque international intitulé "Corruption : enjeu des démocraties", organisé dans les locaux d'Interpol, à Lyon, du 8 au 10 décembre, et auquel assistaient des magistrats, des policiers et des universitaires de nombreux pays."

Si nous ne voulons pas que ce soit à Interpol, ou dans des cellules ou dans des tribunaux, voire des nouveaux palais de justice à Europole, que la politique soit gérée, il faut que nous fassions de la politique dans les instances démocratiques ; il faut que nous fassions de la politique précisément dans ces instances qui ont été bafouées, l'arrêt du Conseil d'État le démontre clairement, en indiquant que les contrats obtenus en échange d'avantages sociaux ont été cachés dans leur motivation profonde.

Si nous voulons retrouver cette démocratie dans les instances de la démocratie, il ne faut pas que nous tirions un trait sur la corruption dont a bénéficié la Lyonnaise des eaux, et dont pâtissent encore pour des dizaines d'années, et à hauteur de plusieurs centaines de millions de francs, les usagers et la commune.