Drame d’Echirolles : analyse et pistes d’action

Publié le 9 novembre 2012

Marche blanche à la mémoire de Kevin et Sofiane (Photo Dauphiné Libéré, tous droits réservés)

Les événements dramatiques de la Villeneuve d’Echirolles ne doivent pas être rangés au rayon des faits divers. Après les meurtres de Kevin et Sofiane, le 28 septembre dernier, Claude Jacquier répond aux questions de la ville d’Echirolles.

Avec le recul du temps, quelles analyses faîtes-vous de ce drame et quelles « leçons » en tirez-vous ?

Le drame des Granges sort du modèle explicatif habituel mobilisé par les observateurs : ni bavure policière, ni rixes pour le contrôle d’un territoire de la drogue, ni affrontement entre bandes rivales de territoires voisins, ni crime raciste. Les deux seuls éléments de distinction entre les protagonistes tenaient sans doute au fait que les victimes réussissaient dans leurs études et qu’ils étaient musulmans pratiquants (Kévin fraîchement converti). Il s’agit d’un lynchage d’un « black » et d’un « beur » qui aurait pu aussi viser un «blanc», commis par un groupe de «blacks, blancs, beurs » si on en croit les noms cités par la presse, très représentatifs de la France de la coupe du monde de 1998. Ils avaient 7 ou 8 ans à cette époque, alors en cours préparatoire ou élémentaire du primaire et donc très sensibles à cette représentation d’une France «black, blanc, beur» affichée alors partout, y compris sur l’Arc de Triomphe de l’Etoile avec le «Roi Zizou». Qu’est ce qui a dérapé en 14 ans ? Les comportements de voyous des joueurs de l’équipe de France dans les coupes du monde successives en 2002, en 2006 (coup de boule de Z. Zidane et surtout en 2010 ? Est-ce au contraire le signe d’une intégration victimaire avec de nouveaux boucs émissaires fondateurs de nouveaux rapports de classe ? On peut tout imaginer !

Ce n’est pas pour autant un acte gratuit comme certains l’ont dit. Il n’y a pas de gratuité quand il y a des morts et dans ce qui s’apparente à un lynchage. Il faut certainement réviser nos interprétations et les qualifications de ce massacre qui obéit à un scenario désormais… reproductible en trois actes :

  • Acte 1 – 17 h 00 : Regards et violence entre mineurs,
  • Acte 2 – 19 h 00 : Demande d’excuses quelques heures plus tard de la part de jeunes dans une certaine réussite, qui n’ont sans doute pas utilisé les bons mots qu’il fallait, peut-être avec des mots de «bouffons» ou de «cailloux» (ref. Zebda), une demande forcément humiliante (comme on dit de manière imagée en Afrique sub-saharienne où j’ai travaillé 15 ans : « En me demandant de m’excuser, tu as versé ma figure par terre ».
  • Acte 3 – 21 h 00 : Expédition punitive en soirée après consommation sans doute d’un cocktail de drogues et d’alcool, dans ce qui sera peut-être pour certains de ces jeunes, la seule activité physique de la journée (il faut bien que le trop plein d’énergie sorte). Sauvagerie de l’acte dit-on, mais même les fauves ne se comportent pas ainsi, c’est un crime typiquement et «salement» humain comme on en a connu dans l’histoire de l’Europe, de l’Amérique et dans les ex-colonies

En avril 2010, nous avons connu un drame semblable, avec un scénario simplifié, tout aussi «gratuit» en plein centre-ville de Grenoble. Un étudiant poignardé parce qu’il n’avait pas donné de cigarettes. Je connaissais tous les protagonistes du groupes d’assaut (ils étaient «blacks, blancs, beurs»). Je les avais signalés à toutes les autorités depuis six mois dans le cadre de mon travail de président directeur général de l’ODTI prévoyant un acte violent de cette nature. Ils occupaient toutes les soirées et les nuits nos locaux, buvant, fumant, dégradant les biens et menaçant tout le monde. Des majeurs et des mineurs. En retour, je n’ai reçu que du silence de la part de ces autorités comme si ce que je signalais était de l’ordre de l’impossible ou de l’irréel comme l’écrivent certains encore aujourd’hui. L’impossible a eu lieu par deux fois au moins dans cette agglomération en 2 ans. Je n’accuse personne en particulier. Pas besoin d’être prophète pour imaginer le futur.

Est-ce que les policiers supplémentaires d’une Zone de Sécurité Prioritaire auraient pu éviter cela ? J’en doute ! D’ailleurs, à Echirolles la police avait été prévenue semble-t-il ! Depuis le temps qu’on habite ces quartiers, qu’on y travaille, on sait bien qu’il n’y pas de réponse presse-bouton ! Il faut agir dans la durée en renouant les fils du social dans la proximité car, ne l’oublions pas, la plupart des crimes de sang et les autres délits sont commis par et sur des gens qui se connaissent et qui connaissent parfaitement le territoire à savoir les lieux, les gens, surtout les institutions et leurs dysfonctionnements. Il est en effet rare aujourd’hui contrairement au Moyen-âge d’être tué en rase campagne par des inconnus. La plupart des meurtres (7 sur 10 concernent des femmes dit-on) sont commis au sein du logement (la sphère privée inaccessible à la police sans mandat) ou dans sa proximité immédiate.

Le rôle des éducateurs, des animateurs de MJC et de l’éducation populaire n’est-il pas désormais dépassé pour tenter de régler le problème de la jeunesse dans ces quartiers que vous connaissez bien ?

Je n’écris pas pour accabler des professionnels particuliers qui font un travail difficile au quotidien, mais sans doute doit-on questionner le rôle qu’on a décidé de leur faire jouer ou qu’ils sont amenés à jouer dans nos sociétés où les liens ont eu tendance au fil du temps à se distendre. Qu’ils aient souvent, comme d’autres services d’ailleurs et notamment la police, adopté une position de repli face à la difficulté de la tâche, aux risques de plus en plus lourds qu’ils doivent prendre, aux impossibilités dans lesquelles ils se retrouvent de se défendre en cas de violence, quoi de plus normal ! Et compte tenu du niveau des rémunérations qu’ils reçoivent, quoi d’étonnant !

Si on regarde les composantes essentielles d’une communauté-territoire à savoir les lieux, les gens et les institutions, on a souvent pris en compte et incriminé les lieux (quartiers «criminogènes» -sic !!!- dont il faudrait faire table rase) ou les gens (comme le disait Brecht ironiquement, ce peuple qu’il faudrait dissoudre), rarement les institutions et leurs fonctionnements. Ce que j’appelle les institutions va de la famille sous toutes ses formes avec son lent délitement (voir le nombre de personnes seules, le nombre de familles monoparentales avec à leur tête des femmes qui galèrent pour accéder à des ressources en horaires décalés, l’absence des pères) aux institutions publiques et privées, locales et étatiques qui sont présentes sur le terrain et qui sont censées être la prothèse de cette famille epsilon en régulant les relations entre les gens, les gens et les lieux et entre les institutions elles-mêmes. Sans trop entrer dans le détail, reconnaissons que ces dernières se sont multipliées et se sont fragmentées pour demeurer sans grand lien les unes avec les autres. La balkanisation horizontale des territoires est toujours bien présente (nombre de communes), comme l’empilement vertical des niveaux politico-administratifs et comme la fragmentation et la sectorisation des services qui n’a jamais été aussi grande que maintenant malgré les discours visant la transversalité et l’intégration des approches. Au sein même de chaque institution les services s’ignorent (voir les forces de l’ordre).

Les questions que posent les deux lynchages des Granges renvoient à la complexité des déterminations multifactorielles. Si on veut y répondre, il faut mettre en œuvre des projets concrets pluridisciplinaires et pour cela mobiliser sur chaque projet… une quarantaine d’adjoints, de vice-présidents et de responsables de services au sein des collectivités territoriales et de l’Etat. Rien moins ! Comment faire coopérer efficacement tout ce beau monde qui a plutôt tendance à s’ignorer et à camper sur ses compétences, sa déontologie quand il ne s’agit pas de corporatisme et de bureaucratie. Mission impossible. Comment déclenche-t-on cet intérêt bien compris à coopérer si nécessaire entre autant d’acteurs et d’agents ? Ce n’est pas qu’une question d’argent et d’outils supplémentaires ! Parfois c’est le trop plein dans les étages administratifs (dans le back office comme disent les anglophones) et peu de gens ayant les qualifications nécessaires en première ligne (en front office) au contact du public et des citoyens. Dans notre Res publica top-down, on dévalorise plutôt les agents de première ligne (éducateurs, animateurs, policiers, enseignants en début de carrière, etc. et de plus en plus des femmes) ce qui se traduit généralement par de moindres rémunérations.

Sans doute faut-il aussi repenser nos manières de faire typiquement françaises et héritières d’un gouvernement allant toujours du haut en bas (top-down disent les anglophones). Dans nos sociétés et dans nos institutions au prise avec des réductions de moyens financiers, il va enfin falloir «faire avec» et dans un sens positif, contrairement à ce que dit le sens commun. «Faire avec» les communautés de base (familles, voisinage, monde associatif) de manière à reconstruire de «l’être et du vivre ensemble». C’est la seule manière d’éviter les dérives communautaristes que favorisent le repli obligé des institutions, les lenteurs imposées dans leur action par leurs complications et finalement leur incapacité à coproduire des réponses avec les citoyens. Ne nous y trompons, si le risque de dérives communautaristes religieuses existe dans certains territoires, ce n’est pas parce qu’on parle de communautés, de développement et d’organisation communautaires, mais bien parce qu’en livrant les gens aux chimères individualistes marchandes et politiques, on a laissé un boulevard à ceux qui cherchent à exploiter et à canaliser la misère à leur profit. Ils mettent en place les solidarités de base que nous ne sommes plus en mesure de mettre en œuvre à partir de nos institutions étatiques et locales réduites à l’assistance et devenues incapables d’organiser une réappropriation par les gens de leur destin au quotidien. Là est sans doute un immense défi, repenser les orientations et les cadres de l’action publique en s’appuyant sur des organisations communautaires et de nouveaux professionnels «conspirateurs des réformes». Il va falloir rapidement en prendre la mesure et changer les manières de penser et d’agir.

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