Le ministère de l’Intérieur n’a aucune stratégie face à la délinquance

Publié le 16 août 2022

C’est le titre d’une tribune parue le 19 juillet dans Marianne par Sebastian Roché directeur de recherche au CNRS et auteur de « De la police en démocratie » (Grasset).

Il explique qu’à l’heure où une nouvelle flambée de délinquance frappe la France, à quel point le ministère de l’Intérieur ne dispose d’aucun dispositif fiable pour appréhender le résultat de ses actions.

« À chaque fait divers, la même turbulence médiatique se déclenche, avec déclarations opposées des uns et des autres, suivant qu’ils sont aux affaires ou dans l’opposition. Sans parler de la mécanique de la surenchère, dont on connaît les rouages. Ainsi est née la rhétorique de l’« ensauvagement », empruntée au Rassemblement national par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin. D’ailleurs aussi vite oubliée au profit de celle du « bon bilan » du gouvernement en matière de sécurité pour l’élection présidentielle de 2022.

PREMIÈRE FACE : L’ENJEU POLITIQUE

La délinquance a deux faces. C’est d’abord un enjeu politique : à quelques exceptions près, tout candidat à une élection ou toute personnalité accrochée à son maroquin se doit de faire des déclarations enflammées sur le péril, et sur sa capacité à endosser le costume du sauveur. Les responsables du ministère de l’Intérieur et l’Élysée jouent une pièce de théâtre : d’un côté il y a le mal, et de l’autre la police. Le registre est l’indignation morale – « la drogue, c’est de la merde » – façon Margaret Thatcher : « jamais, jamais vous ne m’entendrez dire qu’il faut économiser sur la loi et l’ordre ».

La pièce, bien que jouée mille fois, semble plaire aux Français. La délinquance comme enjeu politique et pièce de théâtre mobilise tout ce qu’un ministre peut donner. Il va se déplacer sur les lieux pour assister à la représentation spontanée mise en scène à son endroit : patrouille sur les lieux de deal avec les agents, visite de commissariat.

DEUXIÈME FACE : LE PROBLÈME DE POLITIQUE PUBLIQUE

Le second visage de la délinquance, c’est le problème de politique publique : un ensemble de nuisances et de risque qu’il faut réduire. Aussi curieux que cela puisse paraître, ce visage de la délinquance n’intéresse pas le ministère de l’Intérieur. Ainsi, la police ne sait pas vraiment si les auteurs de délits et les crimes sont plus nombreux. Et pas non plus si les délinquants ont rajeuni (ce qui, depuis vingt ans que le slogan est répété, devrait pousser à des mesures au berceau si le phénomène était avéré). Et encore moins si les attaques au couteau s’envolent. Pourquoi ? Une raison est que la délinquance des jeunes émeut beaucoup en période électorale, moins après : ainsi on n’a construit aucun outil pour mesurer le phénomène en question.

On disposait bien d’enquêtes de l’Insee sur les victimes (suspendues depuis quelques années), mais pas de leur équivalent les « enquêtes de délinquance autodéclarée ». En France, ni les unes ni les autres n’ont jamais été jugées utiles, et surtout jamais utilisée. Gérald Darmanin l’a dit : « J’aime beaucoup les enquêtes de victimation et les experts médiatiques, mais je préfère le bon sens du boucher-charcutier de Tourcoing ». Ce qui compte : l’enjeu politique ! Cette posture, classique de tout ministre, n’a pas évolué aussi loin que je me souvienne.

LE JOB DE DIRECTEUR DE LA STRATÉGIE N’EXISTE PAS

Il faut bien avouer qu’avoir des indicateurs précis de la réalité n’aurait d’intérêt que si le ministère de l’Intérieur avait une stratégie. Or, ce n’est pas le cas. Malgré quelques tentatives éphémères, le job de directeur de la stratégie n’existe pas. Ce qui signifie qu’il n’y a pas d’instance officielle pour la produire, pas de « Recherche et développement », dans le vocabulaire du privé. Cela paraît improbable, mais je laisse le lecteur s’en convaincre par ses propres recherches. Faisons un parallèle : imaginons un constructeur automobile qui dirait « notre stratégie, c’est de déplacer les personnes ». Il aurait tort : une stratégie consiste à définir le véhicule utile pour réaliser certaines tâches, et voir comment il peut être fabriqué pour un coût raisonnable.

Dire que « la police nous protège » n’est pas une stratégie, c’est du théâtre. Enfin la cerise sur le gâteau tient à l’absence d’intérêt pour l’efficacité de la police elle-même. Le ministère ne dispose d’aucun dispositif fiable pour vérifier si les actions entreprises ou les programmes déployés réduisent les problèmes avec un coût acceptable. Il n’existe aucun document rigoureux d’analyse de leurs effets. Aucun. En toute logique, les jeunes cadres de la police ne sont d’ailleurs pas formés à l’analyse des causes de la délinquance. »

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