Les avertissements polonais de la dérive fasciste

Publié le 21 juin 2024

Nous avons demandé à un franco-polonais de l’Isère d’expliquer quels enseignements nous fournissent ce qui s’est passé en Pologne ces dernières années pour nous éclairer sur ce qui peut se reproduire ici et maintenant, suite à cette subite dissolution de l’Assemblée nationale.

La dérive fasciste n’a jamais été aussi proche en France. A une semaine du scrutin décisif pour la composition de l’Assemblée Nationale en France, il paraît judicieux de regarder de près le cas polonais où le gouvernement de Droit et Justice a mené pendant 8 ans des politiques qui inspirent le Rassemblement National. Une sorte d’avertissement pour éviter de sombrer dans le pire en s’appuyant sur les 2 textes[1] qui sont d’une criante actualité.

Depuis plusieurs mois la Pologne est à nouveau gouvernée par les forces démocratiques et progressistes. Or, les dégâts laissés par les 2 mandats des ultra-conservateurs de PiS (Droit et justice) restent importants surtout en ce qui concerne l’état de droit et ses fondements construits laborieusement depuis 1989. La victoire de l’opposition pro-européenne et pro-démocratique à l’automne 2023 n’a pas effacé pourtant les causes de l’arrivée au pouvoir du parti de Kaczynski.

Comme aux Etats-Unis, la défaite de Trump n’a pas fait disparaître le trumpisme… car le PiS n’est pas arrivé au pouvoir par hasard. Son ascension s’inscrit dans le schéma décrit par Jason Stanley dans « Les ressorts du fascisme ». L’ouvrage largement inspiré par le parti de Kaczynski et qui paraît plus que d’actualité à une semaine d’élections décisives pour le destin français.

Le Droit et la Justice de Jarosław Kaczyński y est cité aux côtés du parti Fidesz de Viktor Orbán et de Donald Trump. Les actions du gouvernement PiS servent à l’auteur pour illustrer à la fois la pathologie du pouvoir et presque toutes les méthodes décrites par Stanley, par lesquelles les fascistes ont accédé au pouvoir et continuent de le faire.

Stanley décrit en détail comment, étape par étape, les fascistes ont transformé la démocratie en dictature. Sa description s’inscrit dans une comparaison aux réalités contemporaines et il s’avère que l’histoire se répète. Selon Stanley « la politique fasciste repose sur plusieurs stratégies distinctes : la référence à un passé mythique, la propagande, l’anti-intellectualisme, la démolition de notre compréhension partagée de la réalité, la défense d’une vision hiérarchisée de la société, l’adoption d’une posture victimaire, la politique sécuritaire, l’exploitation du sentiment d’insécurité sexuelle, l’invocation des valeurs de la ruralité, ainsi que le démantèlement du service public qui conduit à la perte du sens de la solidarité sociale ». (p.24-25)  

En vue de la situation politique française de ces dernières années c’est récit est presque glaçant et une question s’impose. Combien de ces étapes ont déjà été franchies en France ? Quand on observe ne serait-ce que l’état de délabrement des services publics, la « croisade anti-woke » contre l’université ou l’idée de la privatisation des médias publics avec un risque majeur de les remettre au grand capital à l’instar de médias Bolloré sans parler de la loi immigration… et tout cela avant même que le RN n’accède au pouvoir ! Les propos récents de François Hollande en soutien du Front Populaire et au sujet d’Emmanuel Macron sont très lucides à ce titre : la majorité présidentielle au lieu d’être un rempart a été le tremplin pour les idées du RN.

La chronique d’une catastrophe annoncée

Revenons alors au cas polonais. Comme écrit Stanley « les plus grands dangers que fait courir la politique fasciste résultent de sa tendance caractéristique à déshumaniser des segments entiers de la population. En stigmatisant certains groupes, elle diminue la capacité des autres citoyens à approuver la moindre empathie envers leurs membres, justifiant ainsi des traitements inhumains à leur encontre (…) » (p.25)

C’est exactement dans le contexte de la crise migratoire ou plutôt de la crise de l’hospitalité de l’Union Européenne que Kaczynski bouscule les sondages. Tout en profitant de ce contexte et en s’appuyant sur la rhétorique digne des années 1930, en octobre 2015, le parti nationaliste et conservateur Droit et Justice (PIS) avec 37,5 % des voix a obtenu 51 % des sièges au Parlement. Après huit ans passés dans l’opposition, il peut enfin gouverner seul.

Pour gagner les élections, le PiS s’empare d’une stratégie populiste décomplexée en promettant de réparer une République gangrenée par des « élites ». Il cible les « riches » et les « diplômées » souvent associés aux « traitres » impliqués dans les négociations avec les communistes autour de la Table Ronde de 1989.

L’idée est donc de refonder la IVe République polonaise dont le sujet souverain serait désormais la Nation tout en réhabilitant les oubliés de la transition après 1989 qui ont payé le prix fort des changements économiques en se retrouvant ensuite sans emploi, sans protection sociale, sans État protecteur, condamnés à vivre en marge de la modernisation avec l’entre-aide et l’Église comme seuls recours.

Mais le terreau politique est labouré par Kaczynski bien avant 2015. Son frère jumeaux, Lech, alors le Président de la République polonaise perit dans l’accident de l’avion à Smolensk en Russie le 10 avril 2010. Cet évènement constitue une sorte de moment fondateur pour redonner de l’élan au mouvement politique de Kaczynski.

Comme l’écrit Ewa Bogalska-Martin : « Le trait de génie du PiS a été de s’emparer de la catastrophe de 2010, d’instituer des pratiques de deuil permanent et de construire le récit et le programme politique d’un nécessaire règlement de comptes avec le passé. Il passe par un changement de Constitution, punition de collaborateurs du communisme, contrôle de médias l’imposition d’une morale nationale ». Ainsi les marches sont organisées mensuellement à Varsovie pour commémorer la catastrophe de l’avion a Smolensk.

Tout y est mélangé : des slogans xénophobes, homophobes et antisémites, les idées complotistes et surtout le mythe de la grandeur de la Pologne martyre. Un discours qui s’impose dans l’espace public et qui galvanise pendant plusieurs années les oubliés de la transformation polonaise et les citoyens de la Pologne « périphérique ». Selon Ewa Bogalska-Martin : « dopés par des années de ritualisation des nouveaux martyrs polonais morts à Smolensk, les manifestants exprimaient des sentiments anti-communistes et anti-libéraux. Il est difficile de les qualifier de droite ou de gauche. Ils sont contre ».

C’est sur cette base de réécriture de l’histoire, des références à un passé mythique et surtout en absence des politiques redistributives dignes d’un État providence, la mesure phare du PiS a été de distribuer 500 zlotys à chaque enfant sans condition de revenus.

Or il s’avèrera vite qu’il s’est agi d’un choix entre pain et liberté car le Droit et Justice commence le démantèlement de l’État de droits par plusieurs mesures qui paralysent le fonctionnement du Tribunal Constitutionnel pour s’attaquer en suite au domaine de la justice. Le bricolage autour des institutions démocratiques et de l’état de droit a ouvert la voie pour s’attaquer ensuite aux libertés fondamentales comme des droits de femmes ou des minorités LGBTI, la mainmise idéologique sur l’école publique et l’accaparement des médias pour les transformer en un tube de propagande nauséabonde digne de la novlangue d’avant 1989.   

Le système PiS s’est installé bien confortablement pendant 8 ans. Le Droit et Justice a remporté les élections à différentes échelles six fois de suite entre 2015 et 2023. Le parti de Kaczyński n’a même pas été « inquiété » en dissimulant la pédophilie dans l’Église et souvent « sauvé » par l’électorat traditionnaliste. Le socle de son l’électorat n’a pas bougé en 2023 malgré de nombreux scandales de corruption et la victoire a été possible grâce à une sursaut des indécis et de celles et ceux qui ne votent pas habituellement. La Pologne peut enfin souffler.

Le fascisme arrive en silence

Au-delà du contexte d’un langage populiste le parti de Kaczynski est arrivé au pouvoir en Pologne avec un subterfuge : la promesse de la normalisation. A la limite, pro-européen, cachant les figures les plus controverséss de son parti et surtout avec un discours défendant des valeurs nationales voire même démocratiques. Or, c’était une supercherie. La suite est bien connue.

Jason Stanley préconise de ne pas penser immédiatement à l’Holocauste ou aux statistiques des personnes tuées en évoquant le fascisme. C’est en analysant les ressorts de l’action politique et en analysant le concept lui-même que nous pouvons observer s’il existe des similitudes contemporaines avec les méthodes utilisées par Trump, Kaczyński, Orbán. Sa conclusion est sans équivoque : en Hongrie et en Pologne, qui étaient il n’y a pas si longtemps des démocraties libérales florissantes, nous observons une normalisation rapide du fascisme.

Et pourtant, personne ne traite Kaczynski, Orbán ou Trump de fasciste. Cyniques, populistes ou fanatiques, oui, mais fascistes ? C’est pourquoi la lecture de Stanley est importante surtout aujourd’hui, et notamment en France !

Le populisme qui était censé éliminer les grandes idéologies de la modernité a commencé à s’épaissir, puis à s’étendre à travers le monde, noyant les démocraties libérales. La post-politique n’est devenue la nouvelle norme que pour un instant, car le nationalisme est alors revenu en force.

L’histoire du fascisme allemand ou italien est bien connue et nous l’identifions automatiquement avec ce qu’il y a de plus tragique : la Seconde Guerre mondiale et l’Holocauste. Ne nous faisons pas d’illusions : à l’époque, il semblait aussi que le fascisme n’était pas si grave ou qu’il était temporaire.

Une fois que nous en connaissons les conséquences, les sources du fascisme et son cheminement vers la prise du pouvoir les choses peuvent paraître bien plus claires. Malheureusement et comme le montre le livre de Stanley ces processus n’appartiennent pas au passé.

La limite de tolérance face à des actions de plus en plus radicales est passée le plus souvent inaperçue. Même les intellectuels les plus remarquables se sont révélés naïfs. Cela s’est produit, entre autres, parce que le fascisme a justifié ses actions en défendant les idéaux de liberté, d’égalité, de respect de la loi et de l’ordre, ou encore la tradition et la vérité historique sur la nation. Le parallèle avec plusieurs verrous qui ont sauté ces derniers temps en France et le front républicain qui a quasiment disparu est saisissant.

En guise de conclusion avec un brin d’espoir

Ewa Bogalska Martin en décrivant la dérive du PiS cite le sociologue espagnol Ortega Y Gasset qui en 1929, publie « La révolte des masses » : « Les masses se révoltent, dit-il, lorsque les élites n’assument plus leur rôle de guide. Depuis plusieurs années, la situation polonaise évolue dans cette direction. Les formations politiques au pouvoir depuis 1990 ont été portées par un grand récit, fondé par le mythe de Solidarnosc qui a emporté une victoire sur le communisme et permis la destruction du mur de Berlin, puis par le projet de l’intégration européenne. Dès lors que ce projet est réalisé, un nouveau récit est difficile à élaborer. (…) La révolte des masses incarnée et idéologisée par le PIS visualise la contradiction majeure des démocraties occidentales dans lesquelles les activités législatives, l’affirmation des droits civiques abstraits s’accompagnent d’une perte de vue des gens « ordinaires ». Pire, ces derniers sont rendus coupables de leur incapacité à se rendre utiles, performants et efficaces. On peut penser que cette révolte des masses qui conduit à une forme d’autoritarisme politique et à une dictature populiste résulte des « politiques de non-reconnaissance » conduites un peu partout en Europe, selon la doxa néolibérale. Tous les fascismes européens ont commencé de la même façon : transformation d’un manque de dignité des masses populaires en fait politique pour retrouver la fierté nationale ».

La veille des élections législatives en France tout n’est pas encore perdu ! Une mobilisation politique inédite qui s’est traduite par la construction du Front Populaire donne de l’espoir. Le devenir de l’Europe se joue aujourd’hui en France. C’est peut-être ici que nous sommes en train d’assister (enfin) à la naissance d’une réponse politique à la hauteur envers les « gens ordinaires », les oubliés de la République et les méprisés par la doxa néolibérale.     Comme l’a écrit Primo Lévi « chaque époque a son propre fascisme ». Ses prémices en France semblent malheureusement bien installées. Il est encore temps de choisir une autre voie pour ne pas tenter « d’essayer ». Les Polonais l’ont fait récemment en payant le prix fort.


[1] Jason STANLEY « Les ressorts du fascisme », Eliott Editions, 2022 et Ewa BOGALSKA-MARTIN « La Pologne n’est pas à l’abri d’une dérive fasciste », Le Monde, 4 janvier 2016

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