Carrefour du développement : rappels d’une longue affaire

Publié le 29 juin 2013

M. Christian NUCCI a été ministre délégué auprès du ministre des relations extérieures, chargé de la coopération et du développement du 8 novembre 1982 au 20 mars 1986.

M. Christian Nucci succède à M. Jean-Pierre Cot comme ministre délégué auprès du ministre des relations extérieures, chargé de la coopération et du développement, pour mener une autre politique renouant avec la FrancAfrique.

Il est impliqué avec Yves Chalier dans l’affaire du Carrefour du développement.

A ce titre, il a notamment supervisé l’organisation d’un sommet international des chefs d’Etat africains qui devait se tenir à Bujumbura, au Burundi en décembre 1984. Le montage de l’opération avait été délégué à une association dénommée « Carrefour du Développement » (ACAD), qui fut alimentée notamment par plus de 80 millions de francs de fonds publics provenant du ministère de la coopération et du fonds d’aide et de coopération. Le trésorier de cette association était M. Yves Chalier, chef de cabinet du ministre.

A la suite d’un contrôle des comptes du ministère de la Coopération engagé par la Cour des comptes en 1985, la Cour a révélé des anomalies dans la gestion du ministère et de l’association ACAD. Peu après les élections législatives de 1986, le nouveau ministre de la coopération, M. Michel Aurillac, a décidé de saisir la justice, en faisant état de soupçons de détournement de fonds publics au profit notamment de la campagne législative de M. Nucci dans l’Isère.

Cette action judiciaire a donné lieu à la condamnation pour crimes ou délits de M. Yves Chalier et quatorze autres personnes, alors qu’une résolution de mise en accusation de M. Nucci devant la Haute Cour votée par les deux chambres du Parlement a donné lieu à des conclusions sévères de la chambre de l’instruction de la Haute Cour, mais la loi d’amnistie du 15 janvier 1990 a mit un terme à cette procédure.

Parallèlement les acteurs (dont des barbouzes) qui avaient favorisé la fuite de M. Yves Chalier grâce à un « vrai-faux passeport » réalisé par la DST et des proches du ministre de l’Intérieur en 1986, M. Pasqua qui a avancé le « secret-défense » aux juges, ont été condamnés en justice.

M. Nucci et ses co-auteurs ont également fait l’objet, devant la Cour des comptes, d’une procédure juridictionnelle de gestion de fait ouverte le 16 octobre 1986 concernant l’argent public manipulé irrégulièrement à ce sujet, jugement des comptables de fait qui a pu se poursuivre nonobstant l’amnistie.

Par un arrêt définitif du 30 septembre 1992, la Cour a déclaré M. Christian Nucci comptable de fait des deniers de l’Etat, conjointement et solidairement avec l’association ACAD et MM. Chalier et Trillaud pour une somme totale de près de 52 millions de francs et lui a enjoint de produire un compte.

Par arrêt définitif du 25 septembre 1996, la Cour des comptes a condamné M. Nucci à une amende de 600.000 francs, et par arrêt définitif du 21 octobre 1999 a fixé l’excédent des recettes concernant M. Nucci à la somme de 20.463.268,89 francs et l’a déclaré débiteur envers l’Etat, conjointement et solidairement avec l’ACAD et MM. Chalier et Trillaud, de cette somme assortie des intérêts au taux légal à compter du 30 septembre 1992.

La procédure qui a duré vingt années, sur laquelle le Parlement a été appelé à se prononcer, et qui met en jeu plusieurs dizaines de millions de francs, a été prolongée par des recours de M. Nucci dont le dernier en date est la décision du Conseil d’Etat du 28 septembre 2001, confirmant pour l’essentiel les décisions de la Cour des comptes dont l’arrêt définitif du 21 octobre 1999 (Conseil d’Etat, 28 septembre 2001, n° 217490, M. Nucci).

Les illégalités et manipulations comptables dont M. Nucci est l’auteur portent sur les années 1982 à 1986.

Les dépenses qui n’ont pas été exposées dans l’intérêt de l’Etat, mais des intérêts de diverses personnes, dans celui de la commune de Beaurepaire, voire dans l’intérêt personnel de M. Nucci, doivent être reversées à la caisse publique.

Il était donc utile à l’information publique de savoir quelle est la situation des comptes publics 20 ans après le premier jugement définitif sur ce dossier.

M. Nucci a avancé que les sommes détournées l’ont été principalement par M. Yves Chalier et que les détournements ayant servi à sa promotion personnelle et à ses campagnes électorales n’étaient pas un enrichissement personnel.

Les observateurs judiciaires ont commenté la différence de jugement entre « la fourmi » à savoir M. Chalier et autres qui avaient acheté des biens avec les sommes détournées, et la « cigale » qui avait utilisé l’argent public à des fins étrangères à son objet, au jour le jour, ce qui a été considéré comme ne constituant pas un  » enrichissement personnel « .

En jugeant le comptable public, M. Nucci, la Cour des comptes l’a considéré comme responsable des détournements opérés sous son autorité et des sommes utilisées à d’autres fins que celles auxquelles ces fonds publics étaient destinés.

Quelques données

sur cette affaire particulièrement longue qui donnera lieu à d’autres actes comme le « vrai-faux passeport » pour M. Yves Chalier, en fuite, établi par des hommes de main de la droite, et à la neutralisation momentanée des « affaires » par la loi d’amnistie sur mesure (article 19 de la loi n° 90-55 du 15 janvier 1990 relative à la limitation des dépenses électorales et à la clarification du financement des activités politiques, qui bénéficiera aussi à l’affaire des fausses factures de la SAE dans le Sud-Est dont l’Isère) :

En lisant l’arrêt des magistrats de la Haute Cour, ce qui choque au premier abord, c’est l’ampleur des sommes en cause, détournées essentiellement par M. Yves Chalier, mais dont les agissements étaient protégés par l’impunité que leur conférait la confiance de M. Nucci. Créée le 27 juin 1983 à l’initiative de M. Nucci pour promouvoir sa politique et dissoute le 31 janvier 1986, l’Association Carrefour du développement (ACAD) a reçu de l’Etat, en moins de trois ans, 81 420 504,99 F. Sur ce total,  » l’excédent de financement  » – autrement dit les fonds publics détournés – s’élève, selon les experts commis par la justice, à 26 729 176 F.

Cette somme aurait été dépensée en rétrocession d’espèces (pour un montant de 6 250 000 F !), en paiement de commissions (1 279 885 F), en aide financière à une entreprise amie de transport aérien, la SOCOTRA (2 640 000 F), et en alimentation de la trésorerie courante de l’ACAD, dont le responsable n’était autre que M. Chalier, pour un total de 16 548 586 F. De ce dernier montant, les experts ne sont parvenus à déterminer l’emploi que de 10 805 049 F, pour l’essentiel au profit direct de M. Chalier.

L’alibi de l’aide aux pauvres

Au bout du compte, les magistrats n’imputent en effet  » que  » 2 100 290 F aux dépenses de M. Nucci lui-même. Et, finalement, ils ne retiennent à charge contre lui – avant de déclarer que leur usage relève de la loi d’amnistie sur le financement politique –  » que  » 1 385 413 F au titre du  » recel de deniers publics frauduleusement soustraits « . Mais ils le tiennent également pour  » complice  » des soustractions et tentatives de soustraction de deniers publics opérées par M. Chalier pour un montant de 18 millions de francs.

Si l’on en reste au jugement moral, il y a plus choquant encore : l’alibi de ces détournements n’est autre que l’aide à certains des pays les plus pauvres de la planète, où la faim, la maladie, la dette, les inégalités, l’analphabétisme, toutes ces plaies d’Egypte du sous-développement, font leurs ravages. Ainsi plus de 1 million de francs déboursés en 1985 par l’Etat afin de servir à l’acheminement de semences potagères dans les pays du Sahel auraient été détournés par l’ACAD et son trésorier, M. Chalier. Une fausse facture fut remplie à cette occasion, ainsi libellée :  » Expédition de semences du mois d’octobre à destination de N’Djamena, Bamako, Bangui, Ouagadougou « .

L’équipement de villes africaines en matériel médical hospitalier, dans le cadre des aides d’urgence, aurait également servi d’alibi au détournement de près de 5 millions de francs. Dans les deux cas, une partie de l’argent ira rejoindre les coffres suisses de la société Courtexi à Genève, une  » société de pure façade « , écrit la commission d’instruction, auprès de laquelle des retraits en espèces seront opérés par un proche de M. Chalier. Enfin, un peu plus de 2 millions de francs seront détournés par Carrefour du développement au prétexte d’une  » étude d’implantation de centres de gestion en Afrique « .

Les méthodes africaines de l’administration française sont la toile de fond de cette tragi-comédie scandaleuse. Les magistrats de la Haute Cour le soulignent en rappelant les remontrances de la Cour des comptes qui, fin 1985, découvrit le pot aux roses en s’intéressant aux finances de l’ACAD. Les fonds publics détournés ont été débloqués pour l’essentiel par le Fonds d’aide et de coopération (FAC), théoriquement destiné à financer des projets de développement au profit de pays liés à la France par des accords de coopération.

Or, écrit la Cour des comptes,  » le FAC est à peu près complètement entre les mains du ministre de la coopération, qui est maître de l’ordre du jour et rassemble facilement la majorité nécessaire à ses visées « . Des  » échappatoires  » qui sont autant de  » manipulations budgétaires  » lui permettent sans entraves de couvrir les dépassements de crédit. Le contrôle du comité directeur du FAC, présidé par le ministre, ne revêt qu’un caractère  » essentiellement formel  » :  » Dès qu’il s’agissait de dépenses exceptionnelles liées à des décisions de nature politique, témoignera l’un de ses membres, il n’engageait pas de discussion de fond et se contentait d’avaliser.  »

C’est ainsi que les ouvertures de crédit obtenues par Carrefour du développement ne se faisaient pas explicitement au nom de l’association mais comportaient cette seule justification laconique :  » Intérêt général « . Pour tous les participants, cette formule recouvrait le rôle très politique de l’ACAD, considérée comme  » l’association du ministre  » et, plus précisément, comme l’instrument d’opérations financières délicates et discrètes de la France en Afrique. Qui aurait pu en douter dès le moment où le ministre de la coopération décida de lui confier l’organisation matérielle, technique et policière du sommet franco-africain de Bujumbura, en 1984 ?

L’impatience de l’Elysée, l’enclavement du Burundi, les lenteurs des mécanismes traditionnels de financement, autant de circonstances qui entraînèrent M. Nucci sur la voie de ce détour très peu orthodoxe selon les règles de la comptabilité publique. Mais il y avait aussi des traditions bien établies en matière de relations franco-africaines. En témoigne une lettre adressée, le 9 mars 1984, à M. Chalier par le Service de coopération technique internationale de police (SCTIP) du ministère de l’intérieur. Les policiers y soulignent la nécessité, pour le paiement des prestations de sécurité, d’éviter le  » processus administratif de passation des marchés  » par le recours à  » une technique  » appropriée  » à définir « .

C’est ainsi que M. Chalier, trésorier de l’ACAD et chef du cabinet de M. Nucci, bref, homme de confiance du ministre, se retrouva en train de manipuler des sommes astronomiques. Et qu’il eut envie d’utiliser à son profit un système qui profitait à l’Etat. Un système qui recouvre aussi l’usage très particulier des fonds secrets inscrits au budget du premier ministre qui alimentaient le compte joint Nucci-Chalier, un compte dont l’existence était de tradition au ministère de la coopération, quels que soient le ministre et le chef de cabinet. Car les magistrats de la Haute Cour eurent la surprise d’apprendre de la bouche du directeur du budget au ministère des finances que l’usage par les ministres des fonds secrets qui leur sont alloués est  » discrétionnaire « . En d’autres termes, que ceux-ci n’ont aucun compte à rendre sur l’utilisation qu’ils en font. Si d’aventure M. Nucci s’en est servi pour des dépenses personnelles, cela ne regarde pas la justice…

Quant à Carrefour du développement, son activité ne regardait que M. Chalier. Pour tous les témoins de l’affaire, M. Chalier était alors l’homme du ministre et le ministre, l’homme de l’Elysée, arrivé à ce poste par la volonté d’un président qui ne goûtait guère les tentatives novatrices du prédécesseur de M. Nucci, M. Jean-Pierre Cot. De ce parapluie élyséen, M. Chalier sut habilement tirer parti parlant à ses interlocuteurs d' » interventions pilotées par la présidence de la République ou de  » dépenses liées à la présidence de la République « .

(extrait de « Un non-lieu accusateur. Les magistrats instructeurs de la Haute Cour jugent l’affaire Nucci », Edwy Plenel, Le Monde 10 avril 1990)

Ancien ministre socialiste de la coopération, M. Christian Nucci ne sera pas jugé dans l’affaire du Carrefour du développement. Ainsi en a décidé, mercredi 4 avril 1990, la commission d’instruction de la Haute Cour de justice en lui accordant un non-lieu partiel assorti d’une application de la loi d’amnistie sur le financement des partis politiques et des campagnes électorales.

Le communiqué des magistrats instructeurs de la Haute Cour

 » Par arrêt du 4 avril 1990, la commission d’instruction de la Haute Cour de justice a déclaré qu’il existait des charges suffisantes contre M. Christian Nucci, ancien ministre, d’avoir commis les crimes de complicité de tentative de soustraction de fonds publics pour un montant de 9 928 740 francs et de complicité de soustraction de fonds publics pour un montant de 8 071 260 francs et de recel de fonds publics pour un montant de 1 385 413 francs. Elle a constaté que ces crimes sont amnistiés en application de l’article 19 de la loi du 15 janvier 1990. « 

Sous une forme ramassée, ce communiqué reprend la dernière page de l’arrêt où l’on peut lire – la phrase est même soulignée – que les  » crimes  » de M. Nucci sont « réprimés par les articles 2, 59, 60, 169, 460 et 461 du code pénal ». Mais, curieusement, le communiqué de la commission ne mentionne pas l’autre volet de sa décision : le non-lieu – c’est-à-dire l’absence de charges – pour les faux. Dans le même esprit, les cinq magistrats vont centrer leurs commentaires oraux sur la loi d’amnistie qui les a contraints à déclarer ces  » crimes  » amnistiés.  » C’est la première fois dans l’histoire de notre République que l’on amnistie des faits criminels, dira à l’AFP M. Berthiau, président de la commission. C’est navrant, mais la loi en fait bénéficier les infractions, toutes les infractions.  » Les cinq magistrats enfonceront le clou :  » On nous fera porter le chapeau sur la non-poursuite de M. Nucci devant la Haute Cour, alors qu’en fait les députés se sont autoblanchis avec cette loi d’amnistie.  »  » La loi d’amnistie a été rédigée sur mesure pour Nucci, alors que son nom n’a même pas été prononcé dans les débats « , ajoutera M. Diemer. L’un de ses collègues renchérira :  » Ce qui est grave en l’espèce, c’est que les fonds impliqués proviennent de l’impôt qui constitue le budget de la nation et on a puisé dans ce budget de la nation pour effectuer des dépenses somptuaires.  »

(extrait de « L’affaire du Carrefour du développement et le cas de M. Nucci. Les magistrats instructeurs de la Haute Cour critiquent ouvertement la loi d’amnistie » Edwy Plenel, Le Monde, 6 avril 1990)

M. Nucci a également été :

  • rapporteur de la commission de la production et des échanges (sic)
  • vice-président de l’Assemblée nationale en 1988,
  • membre du cabinet de M. Laurent Fabius président de l’Assemblée nationale en juillet 1988

M. Nucci a reçu le 26 juin 2009, des mains de M. André Vallini, qui a été membre de son cabinet lorsqu’il était ministre de la Coopération, la décoration de chevalier de l’Ordre du mérite agricole.

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