Qui a ruiné Grenoble : la corruption (suite)

Publié le 4 novembre 2016

dauphine-newsLes Grenoblois ont payé cher, très cher le passage aux affaires de la droite entre 1983 et 1995.

Lorsque le 3 novembre 1989 le maire Alain CARIGNON a signé pour vingt-cinq ans les contrats de délégation des services publics de l’eau et de l’assainissement de la ville de Grenoble avec la société COGESE (filiale commune des groupes MERLIN et LYONNAISE DES EAUX créée pour l’occasion), il savait que les usagers allaient rembourser les 110 millions d’euros qui devaient être versés par cette société dans les caisses de la ville jusqu’en 2014. Il savait que les mêmes usagers allaient supporter le coût de ses voyages en avion taxi, de son appartement de 280 m2 à Paris, de ses leçons d’anglais, de sa croisière de luxe en Méditerranée et surtout du renflouement de son groupe de presse DAUPHINÉ NEWS (journaux Dauphiné News et News Gratuit)… d’un coût de 2,9 millions d’euros entre 1984 et 1993 ! Voyons ce qu’il en est de cette affaire qui a aussi contribué à la ruine de Grenoble et à l’enrichissement de son maire.
Voici quelques rappels de l’affaire Dauphiné News :

Le 1er février 1989, Le Canard Enchaîné publie un article de Jean-François JULLIARD intitulé : « [Alain CARIGNON] nouveau recordman de l’ardoise électorale. 13 millions [de francs] pour lancer deux journaux à Grenoble. Le record détenu par Albin CHALANDON est pulvérisé. » L’article explique qu’Alain CARIGNON est devenu « patron de presse. (…) Il s’agit de chanter la gloire » du maire de Grenoble en diffusant deux journaux (Dauphiné News et News Gratuit, ce dernier ayant été tiré à 150 000 exemplaires et distribué dans les boîtes aux lettres de l’agglomération grenobloise) et « [d’]attirer beaucoup de pub grâce au tirage important et aux articles d’une équipe de journalistes connus composée (…) de Philippe BAUCHARD (TF1), Jean-Claude VAJOU (Le Quotidien), des écrivains André BERCOFF, Virgil TANASE et on en passe. Officiellement, une société de rédacteurs détient la majorité du capital. En réalité, l’essentiel des fonds viendra de boîtes locales. » L’article reproduit une copie du chèque de Serge R… de 1 million de francs fait au HOLDING DAUPHINÉ NEWS le 11 septembre 1988. La liste d’autres financiers est publiée. Interrogé par Le Canard Enchaîné, Serge R… explique : « Je suis sollicité de toutes parts, mais je n’aime pas la politique. Cet argent, c’est pour qu’on me foute la paix. » Frédéric MOUGEOLLE (rédacteur en chef des journaux) se défend : « Nous nous situons en dehors de la campagne électorale [des municipales de mars 1989], nous n’avons pas de rubrique politique. Nos articles sont essentiellement axés sur l’économie, l’avenir de Grenoble. » Le Canard Enchaîné publie une note démontrant le contraire, rédigée par Alain CARIGNON à l’attention des journalistes de Dauphiné News : le maire demande la rédaction d’un « article ultra-favorable sur [Bruno SABY] qui vient d’être second au rallye Cross. Montrer combien sa candidature à Échirolles a été un acte de générosité. Idem pour [Jean LIENARD]. » Alain CARIGNON souhaite voir traiter, et vite, une dizaine de sujets dans un sens élogieux… Des admirateurs du maire achèteront des paquets entiers du Canard Enchaîné dans les kiosques grenoblois très tôt dès l’ouverture. Jean-François JULLIARD publiera un nouvel article le 08 février 1989 sur le « nettoyage » de la ville.

Le 2 février 1989, Frédéric MOUGEOLLE donne une conférence de presse pour s’expliquer sur les notes manuscrites d’Alain CARIGNON citées par Le Canard Enchaîné du 1er février 1989. Il affirme que des documents lui ont été volés mais qu’il n’a pas porté plainte. « Alain CARIGNON me fait des suggestions mais je suis libre de les utiliser ou non. [Le journal du groupe DAUPHINÉ NEWS] n’est pas un journal de propagande électorale, c’est un titre de presse alternative. »

Le 4 février 1989, Le Monde publie un article de Pierre FRAPPAT consacré à l’achat massif par de « curieux collectionneurs » de l’édition du Canard Enchaîné du 1er février 1989 sur l’ardoise électorale d’Alain CARIGNON. Le journaliste cite notamment l’exemple du « [kiosque grenoblois] Havane, en plein centre-ville, juste en face du siège du RPR [:] les cinquante numéros du Canard ont été achetés par dix personnes, dont une enseignante zélée qui a expliqué qu’elle préparait un travail avec ses élèves et qu’il lui en fallait trente.

Le 08 février 1989, Le Canard Enchaîné publie un nouvel article de Jean-François JULLIARD, cette fois sur les achats par paquets entiers de son édition de la semaine précédente datée du 1er février 1989 : « [Alain CARIGNON] se gave de Canard. Il l’a fait acheter par paquets entiers pour éviter que les Grenoblois ne connaissent ses dépenses électorales. (…) D’étranges et matinaux acheteurs avaient littéralement « nettoyé » la ville, en raflant des paquets à 10 ou 20 exemplaires. (…) L’enquête du Canard et de quelques journalistes grenoblois a permis d’établir que ce sont des équipes d’admirateurs [d’Alain CARIGNON] qui ont dévalisé les marchands pour éviter que des esprits malléables ne soient influencés par une mauvaise lecture. » Des marchands de journaux témoignent : « Très tôt, mercredi, un type est arrivé en disant qu’un article sur l’affaire Pechiney l’intéressait. Il a emporté tout mon stock. (…) Un groupe d’étudiants est passé vers 8 heures, ils ont affirmé qu’ils faisaient un travail universitaire à partir du Canard et en ont acheté cinq chacun. (…) Un client m’a demandé mon paquet de journaux d’un ton si agressif que j’ai refusé, puis un autre est venu, plus courtois, il a tout pris. » L’article ajoute que « de nombreux vendeurs de journaux ont reçu la visite d’une élégante et mystérieuse femme blonde, en manteau de fourrure noire. L’un d’eux, après lui avoir vendu son stock de Canard, l’a discrètement suivie jusqu’à sa voiture. Le véhicule en question, une R4 blanche, était déjà bourré de numéros du même journal. » Et de conclure : « A l’inverse des militants, pleins d’enthousiasme et d’ardeur dans cette campagne d’achats massifs, la mairie est restée très discrète. Ce jour-là, justement, Alain CARIGNON annonçait officiellement sa candidature à sa propre succession. Il s’est contenté de déclarer qu’il ne ferait aucun commentaire sur les informations du Canard. C’était bien la peine d’en stocker autant, pour ne rien trouver à dire… »

Il est utile pour l’histoire de se rappeler les dessous de cette affaire puisque c’est par elle que la justice va démarrer son travail et découvrir l’ampleur de la corruption à Grenoble.

C’est le 5 novembre 1991 qu’un informateur anonyme, par courrier posté à Lyon, dénonce au procureur de la République les faits suivants : « Frédéric MOUGEOLLE faisait les journaux d’Alain CARIGNON avec sa société DAUPHINÉ NEWS. Il manquait un milliard dans la caisse de DAUPHINÉ NEWS. Jean-Jacques PROMPSY, directeur général de la LYONNAISE DES EAUX, monte la SERECOM à Lyon. La SERECOM achète DAUPHINÉ NEWS à Frédéric MOUGEOLLE et bouche le trou de un milliard. Les petits actionnaires de la SEREPI à Lyon pères de la SERECOM et les actionnaires de la LYONNAISE DES EAUX sont refaits par des gangsters qu’il faudra punir d’une façon ou d’une autre. »
Le procureur de la République de Grenoble transmet alors au procureur de la République de Lyon les faits d’abus de biens sociaux relatifs au groupe DAUPHINÉ NEWS.

C’est le 4 juillet 1988, qu’est constituée à Grenoble la société HOLDING DAUPHINÉ NEWS au capital de 250 000 francs. Son président directeur général est Frédéric MOUGEOLLE (actionnaire principal).
Un document confidentiel intitulé « Fiches d’activités G 89 » sera retrouvé par les enquêteurs. Il démontre que dès 1987 est envisagée la création d’un journal d’ambiance favorable à Alain CARIGNON et destiné à valoriser son image, dans la perspective des futures échéances électorales. Les témoins le confirmeront, tel Patrick E… : « DAUPHINÉ NEWS a bien été une idée conçue, lancée et suivie par Alain CARIGNON. (…) L’idée était d’agir au second degré et de donner la parole à des personnes qui lui étaient proches. (…) Compte tenu de ce que j’ai vu dans le cadre de mes fonctions, je ne peux pas avoir d’estime pour Alain CARIGNON. Je pense que l’ambition politique nationale a été son moteur à n’importe quel prix. Il était très préoccupé de son image et il y était poussé par son entourage. Quant à Jean-Louis DUTARET c’était l’argent qui l’animait. »
Au total, trois sociétés seront constituées, désignées sous le nom du groupe DAUPHINÉ NEWS : HOLDING DAUPHINÉ NEWS (maison mère), DAUPHINÉ NEWS (constituée le 17 mars 1989 et publiant Dauphiné News, du 15 octobre 1988 au 15 juin 1989, mensuel économique « haut de gamme et snob destiné à un lectorat de cadres et professions libérales », vendu 15 francs puis 18 francs) et NEWS GRATUIT (constituée le 1er janvier 1989 et diffusant News Mardi et News Vendredi, du 23 décembre 1988 au 28 avril 1989, à 150 000 exemplaires dans les boîtes aux lettres, gratuit bi-hebdomadaire à vocation populaire). Le siège grenoblois des sociétés HOLDING DAUPHINÉ NEWS et DAUPHINÉ NEWS sera transféré le 31 août et le 15 novembre 1990 à Paris où leur radiation sera rapidement demandée.
Alain CARIGNON sera le dirigeant en fait du groupe DAUPHINÉ NEWS. Les magistrats noteront que lui seul « disposait de l’influence nécessaire pour obtenir [des versements de plusieurs millions de francs par des entreprises de la région pour lancer les publications]. » Il réussira même à convaincre le président directeur général de la société CAP GÉMINI SOGETI, Serge R…, « de contribuer personnellement (…) en versant un chèque de 1 million de francs [le 11 septembre 1988] » ! Mais surtout, Alain CARIGNON rédigera de nombreuses notes manuscrites donnant des directives sur les sujets à aborder et l’esprit dans lequel les traiter ; il demandera aussi les bons à tirer (BAT). En agissant ainsi, il rabaissera le rédacteur en chef Frédéric MOUGEOLLE au rôle de « subalterne exécutant les ordres du maire. » Frédéric MOUGEOLLE percevra des salaires et des frais de remboursement fictifs de 371 302 francs.
Ce groupe de presse rencontrera des difficultés de trésorerie très tôt ; elles iront en s’aggravant. Pour éviter un dépôt de bilan qui aurait terni la réputation d’Alain CARIGNON, Jean-Jacques PROMPSY fera « racheter » pour zéro franc (sans suivre les procédures habituelles de reprise d’entreprise en vigueur à la LYONNAISE DES EAUX), le 20 décembre 1989, la HOLDING DAUPHINÉ NEWS par la société SERECOM. Constituée le lendemain, cette dernière effectuait en outre un apport en compte courant de 5 360 000 francs entre le 09 janvier et le 17 septembre 1991. La société SERECOM (capital de 5 400 000 francs, filiale de la société SEREPI elle-même filiale de la société LYONNAISE DES EAUX) n’aura aucun salarié et ne dégagera aucun chiffre d’affaires ; son unique objet étant d’éponger les dettes du groupe de presse du maire de Grenoble. Le directeur de la SERECOM, Louis BERA, exécutera les directives de Jean-Jacques PROMPSY pour consolider sa situation au sein de la société LYONNAISE DES EAUX.
« L’affaire DAUPHINÉ NEWS » a été à l’origine de la découverte du pacte de corruption. Les magistrats du tribunal correctionnel de Lyon du 16 novembre 1995 la concluront ainsi : « Alain CARIGNON s’est impliqué directement dans la réalisation de DAUPHINÉ NEWS. Qu’un homme politique envoie à un rédacteur en chef de journaux une note aussi détaillée comportant 18 instructions (ou suggestions d’articles) lui demandant également l’envoi du BAT (bon à tirer) n’est pas ordinaire ! (…) Jean-Jacques PROMPSY ne peut soutenir que la LYONNAISE DES EAUX avait de justes raisons de renflouer (…) un groupe qui n’avait plus de personnel. [Ce] groupe (…) ne représentait aucun intérêt stratégique pour la LYONNAISE DES EAUX, ou alors cette société est bien mal gérée. »

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