Classes moyennes en tension. Entre vie au rabais et aides publiques insuffisantes

Publié le 1 décembre 2023

Alors que les Français subissent le retour de l’inflation à un niveau inégalé depuis le début des années 1980 et que les difficultés sociales qui s’étaient exprimées il y a tout juste cinq ans sur les ronds-points demeurent vives, une grande enquête de la Fondation Jean Jaurès et Bona Fide fait le point sur la situation et le ressenti des Français et en particulier des classes moyennes. Menée par l’Ifop, elle vient donner un nouvel éclairage, après celles qui avaient été réalisées en 2010 puis en 2013, pendant et après une grave crise économique.

Étude menée auprès d’un échantillon de 2001 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. La représentativité de l’échantillon a été assurée par la méthode des quotas (sexe, âge, profession de la personne interrogée) après stratification par région et catégorie d’agglomération. Les interviews ont été réalisées par questionnaire auto-administré en ligne du 18 au 20 octobre 2023.

Le Monde en citant ce travail, titre : « Classes moyennes le grand déclassement. Une bombe politique à retardement ».

Voici quelques extraits de cette étude :

« … Mener une vie au rabais : un sentiment qui étreint toute une partie de la population

Les verbatims recueillis témoignent d’une systématisation des comportements de vigilance dans toutes les strates de la société. Les dépenses sont de plus en plus réfléchies et calculées. De nouvelles habitudes semblent prises dans de nombreux secteurs de dépenses : loisirs/vacances, habillement, énergies, mais aussi alimentation. Cette vigilance accrue qui confine pour les moins favorisés au « calcul de tout, pour tout » s’inscrit dans un contexte où la grande majorité est persuadée que, quoiqu’il arrive, les prix ne baisseront pas. « Maintenant que les prix ont augmenté, ils ne vont plus jamais redescendre », « les prix actuels deviendront la norme », il n’y aura pas de « retour à la normale ». Ce point est particulièrement important à avoir en tête pour comprendre les possibles dynamiques d’opinion dans les prochains mois. En effet, si l’inflation venait à être jugulée, le gouvernement sera probablement tenté de communiquer abondamment sur « cette bonne nouvelle ». Or, de nombreux Français jugeront sans doute très déplacée cette autosatisfaction gouvernementale, car le ralentissement de l’inflation ne se traduira pas pour eux par une baisse des prix ni par un retour à leur niveau antérieur…

Se développe ainsi dans les classes les plus défavorisées, mais aussi auprès d’une partie du bas des classes moyennes, le sentiment de mener désormais une vie au rabais, marquée par des arbitrages permanents, des renoncements quotidiens et l’adieu aux petits plaisirs de la vie comme aller au cinéma, donner des aliments de marque à ses enfants ou s’offrir une coupe chez le coiffeur et anticipent de moins bonnes situations pour leurs enfants…

Les études qualitatives que l’Ifop a menées au cours des derniers mois montrent ainsi que les actions mises en place par les pouvoirs publics en matière de pouvoir d’achat peinent à être clairement identifiées. Beaucoup d’interviewés mentionnent, de façon générique, l’existence d’« aides » mais n’en connaissent pas toujours les contours précis. Quand certaines mesures sont restituées (repas à un euro pour les étudiants, chèques énergie, trimestre anti-inflation, etc.), ce qui frappe c’est leur caractère additionnel mais aussi éphémère (l’idée d’un chèque / le temps d’un trimestre). Ces éléments alimentent chez beaucoup l’impression de « rustines », en décalage avec l’importance de l’enjeu. Et cela, d’autant plus, que tous anticipent les effets durables de la crise inflationniste.

Par ailleurs, les critères d’éligibilité des aides mises en place sont le plus souvent mal maîtrisés, d’où l’impression partagée par un grand nombre de ne pas pouvoir en bénéficier et d’être exclus des mesures de protection mises en place. Cette situation réactive le sentiment d’appartenir à la « classe moyenne », qui « gagne trop pour toucher les aides » mais « pas assez pour vivre bien et se faire plaisir ». Cette classe moyenne, à laquelle beaucoup se sentent appartenir quelle que soit la réalité de leurs revenus, est perçue comme la « grande oubliée » de l’État et des pouvoirs publics, frappée par la double peine d’avoir à payer des impôts sans pouvoir toucher les aides : « tu bosses, tu paies, tu te tais »…

Deux tendances de fond travaillent donc la société française et contribuent à y accroître les tensions : parmi les milieux les plus modestes et jusqu’aux franges inférieures des classes moyennes, le descenseur social poursuit ses effets au long cours et vient précariser ces publics qui jonglent entre renoncements, arbitrages quotidiens et recours à l’économie de la débrouille. La crise inflationniste des deux dernières années a encore accru leurs difficultés et beaucoup éprouvent désormais le sentiment douloureux de mener une vie au rabais ; 

Parallèlement, dans la grande classe moyenne et parmi les favorisés, les difficultés sont beaucoup moins aiguës, mais s’est développé depuis une dizaine d’années le sentiment de ne pas être assez aidé par les pouvoirs publics et de devoir toujours contribuer davantage au financement de notre modèle social et des services publics. Cet accroissement perçu de la contribution de ces groupes sociaux est d’autant moins bien accepté que ceux-ci voient, d’une part, se multiplier les dispositifs d’aides auxquels ils ne sont pas éligibles et, d’autre part, se dégrader la qualité de services publics qui ont toujours été essentiels aux yeux des classes moyennes : la santé et l’éducation (qui assure la promotion pour ses enfants).    

Une majorité des classes moyennes anticipent que leurs enfants vivront moins bien qu’eux

57% des Français anticipent que leurs enfants vivront moins bien qu’eux demain. Si le pourcentage demeure majoritaire, il est toutefois en repli significatif de huit points en treize ans, la proportion de ceux anticipant une amélioration progressant de quatre points (18%) et celle de ceux pronostiquant un statu quo gagnant quatre points également (25%).

Le recul des anticipations pessimistes sur les conditions d’existence de ses enfants est particulièrement marqué au sein des classes moyennes inférieures (54%, -7 points) et plus encore parmi les classes moyennes véritables (54%, -20 points). Ce reflux des anticipations de déclassement pour ses enfants au sein de la classe moyenne véritable s’accompagne, certes, d’une progression des projections positives (+ 7 points sur l’item « ils vivront mieux que nous »), mais plus fortement encore d’une augmentation (+ 13 points) des anticipations d’une stabilité sociale pour ses enfants…  

Ce pessimisme majoritaire se nourrit notamment d’une expérience très largement ressentie d’avoir subi soi-même un déclassement par rapport à la situation de ses propres parents. 55% des Français (en hausse de quatre points par rapport à 2010) considèrent ainsi, à tort ou à raison, que leurs parents à leur âge vivaient mieux qu’eux-mêmes aujourd’hui.

Quand on met en regard l’auto-déclassement ressenti par rapport à la génération de ses parents et l’anticipation d’un déclassement pour ses propres enfants, on constate que les différentes composantes de la population ne sont pas toutes situées sur les mêmes trajectoires transgénérationnelles… les catégories modestes et la classe moyenne inférieure semblent majoritairement avoir pris place à bord du descenseur social, puisqu’une majorité absolue de leurs membres se vivent dans une situation de déclassement par rapport à leurs propres parents. Happés eux-mêmes par le descenseur social, ils anticipent également majoritairement que leurs propres enfants seront frappés à leur tour par une nouvelle dégradation de leur situation…

Le fait que cette anticipation négative, bien qu’ayant reflué, demeure majoritaire parmi les classes moyennes, qui ont bénéficié pour elles-mêmes de l’ascenseur social et qu’elles estiment que ce processus est désormais grippé et ne fonctionnera plus pour leurs enfants constitue un défi politique majeur.

En effet, si le cœur central de la société ne croit plus majoritairement en la possibilité pour ses enfants de s’élever, c’est tout le pacte social et démocratique qui pourrait à terme être remis en cause par les groupes sociaux qui en assuraient historiquement la stabilité. »

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