Un commissaire enquêteur qui dérange

Publié le 22 mars 2019

Ci-dessous, un article d’une journaliste qui a assisté à la conférence de presse à Paris organisée le 6 mars 2019 par Gabriel Ullmann, en présence de Corinne Lepage, Michèle Rivasi et des professeurs de droit Gilles Martin et Jean Untermaier, et qui en relate les moments forts.

“L’affaire Gabriel Ullmann” ou l’histoire du commissaire-enquêteur qui dérange

La radiation de Gabriel Ullmann de la liste des commissaires-enquêteurs commence à faire des vagues. Parce que c’est plus qu’un potin du milieu écologiste, une anecdote croustillante sur un processus démocratique peu connu. Plusieurs juristes notamment se mobilisent, estimant que “l’affaire Ullmann” constitue le symbole d’une démocratie participative fragilisée.

Gabriel Ullmann, docteur-ingénieur en chimie, mais également docteur en droit de l’environnement, est commissaire-enquêteur depuis 1994. Vingt-cinq ans, 60 enquêtes publiques et six avis défavorables plus tard, il est radié de la liste d’aptitude aux fonctions de commissaire-enquêteur.

Des professionnels du droit et de l’environnement se sont réunis à ses côtés, le mercredi 6 mars, pour une conférence dont l’intitulé est alarmant : “La démocratie participative en danger, radiation d’un lanceur d’alerte sur les enquêtes publiques”. Corinne Lepage, avocate et ancienne ministre de l’Environnement, Gilles Martin, professeur émérite de droit de l’Université Côte d’Azur, Jean Untermaier, professeur émérite de droit de de l’Université de Lyon III et Michèle Rivasi, eurodéputée (EELV), se sont donné rendez-vous à Paris, pour dénoncer les conditions de cette radiation.

L’avis défavorable de trop ?

“L’affaire” débute il y a un an. En mars 2018, le président du tribunal administratif de Grenoble désigne les membres d’une commission d’enquête préalable à la délivrance de plusieurs autorisations pour le projet “Inspira”. « C’est un vaste projet de ZAC industrielle au sud de Lyon. Dans la continuité d’une plateforme chimique déjà existante de 150 hectares. Le but est d’ajouter 250 hectares supplémentaires d’ici 2035-2040 », explique Gabriel Ullmann, alors désigné à la tête de la commission, aux côtés de deux autres commissaires-enquêteurs, François Jammes et Alain Monteil. 

Le projet Inspira vise l’aménagement de la zone industrialo-portuaire de Salaise-Sablons (38), dont le Syndicat Mixte (présidé par Jean-Pierre Barbier) et la Compagnie Nationale du Rhône souhaitent « développer l’implantation d’activités, conforter les services et infrastructures de report modal vers le fret et le fluvial, mettre en œuvre une offre de services industriels élargie en application du concept d’économie circulaire dans une perspective de création d’emplois ». Isère Aménagement a obtenu la concession de la maîtrise d’ouvrage d’Inspira.

 « La préfecture, qui prend l’arrêté d’enquête, avait demandé au tribunal administratif un seul commissaire enquêteur. C’est un dossier qui fait 5 000 pages, très technique, sachant très bien que c’est plutôt l’objet d’une commission d’enquête. (…) Manque de chance, le tribunal m’a désigné » raconte Gabriel Ullmann, qui demandera la désignation de deux autres commissaires-enquêteurs.

L’enquête publique dure 45 jours, du 30 avril au 13 juin 2018. Surexposition en matière de pollution de l’air, bruit engendré par 2 700 camions par jour, zone inondable, pelouse riche en biodiversité, de multiples raisons conduisent les trois commissaires-enquêteurs à rendre un avis unanimement défavorable, le 27 juillet 2018 à six des sept demandes d’autorisation soumises à l’enquête publique. Malgré cette alerte des trois commissaires-enquêteurs, le préfet de l’Isère, Lionet Beffre, déclare le projet Inspira d’utilité publique en décembre 2018.

Gabriel Ullmann ne mâche pas ses mots. L’ancien commissaire-enquêteur évoque une « une culture préfectorale qui ne peut guère s’accommoder d’une réelle participation du public au processus de décision, bien que les textes l’exigent ». Les avis défavorables sont par ailleurs rarissimes (moins d’1 %).

L’excès de zèle, une hard skill redoutée

Pourquoi ce commissaire-enquêteur dérange ? Gabriel Ullmann en fait trop. Une semaine après l’ouverture de l’enquête, le maître d’ouvrage et président du Conseil départemental de l’Isère, Jean-Pierre Barbier dénonce une partialité du commissaire-enquêteur et écrit au président du tribunal administratif de Grenoble. On peut ainsi lire : « (…) tout indique que le comportement de M. Ullmann au cours de notre enquête n’est pas déconnecté de ses fonctions au sein de FNE {France Nature Environnement} et de ses prises de positions personnelles ».

Sur l’excès de zèle reproché à Gabriel Ullmann, Denis Besle, président du tribunal administratif répondra notamment « (…) le questionnaire de 44 pages adressé au maître d’ouvrage {à Jean-Pierre Barbier}, à mettre en relation avec le volumineux dossier de l’opération soumise à l’enquête, est l’exercice d’une prérogative de la commission d’enquête qui peut demander toutes explications utiles ».

Le juge décide de maintenir Gabriel Ullmann à la tête de la commission d’enquête. Le magistrat rappelle notamment que « le statut des commissaires enquêteurs leur garantit une indépendance dans l’exercice de leur mission qui fait obstacle à ce qu’ils puissent être révoqués une fois désignés par le président du tribunal administratif sauf cas d’empêchement ». Mais surtout, le juge considère que l’intérêt pour les questions environnementales constitue un critère de sélection des commissaires-enquêteurs.

Puisqu’il n’est pas possible d’écarter Gabriel Ullmann de l’enquête publique, la solution va être plus radicale. Le préfet de l’Isère a saisi la commission départementale pour demander la radiation de Gabriel Ullmann de la liste des commissaires-enquêteurs. Parce qu’il « conçoit les enquêtes publiques dont il est chargé comme des missions d’expertise » et sollicite « les services administratifs ou les porteurs du projet de façon disproportionnées » (décision de la commission de radiation du 6 décembre 2018), Gabriel Ullmann est finalement radié.

« Il est juge, partie et procureur ! »

Les juristes et spécialistes des problématiques environnementales déplorent un manque d’indépendance de cette commission départementale. Six des neuf membres de la commission ont été nommés par le préfet. Certains pointent notamment du doigt les conflits d’intérêts au sein de l’instance. Michèle Rivasi évoque par exemple le cas de Christian Coigné, représentant le conseil départemental de l’Isère et président d’Isère Aménagement, société chargée de l’aménagement du site industriel par Inspira.

« Il est quand même incroyable que des gens, qui sont juge et partie, participent à la commission pour virer les commissaires-enquêteurs » constate l’eurodéputée. « Le préfet est même juge, partie et procureur ! » surenchérit  Gabriel Ullmann, ajoutant « il instruit le dossier, il requiert la radiation, il délibère et décide de la radiation ».

Au-delà de “l’affaire Ullmann”, ce qui inquiète les professionnels du droit, c’est le procédé. Les radiations de commissaires-enquêteurs sont rares. Pour Corinne Lepage, « Tout cela va à l’encontre de nos obligations communautaires, de nos obligations morales et du discours qui est tenu ». « Le commissaire-enquêteur, dans cette procédure, est un rouage essentiel et le fait que l’on puisse, parce qu’on n’est pas content de son avis, le radier de la liste d’aptitude me paraît être vraiment un recul considérable et tout à fait inadmissible », ajoute Jean Untermaier.

Pour les juristes, cette radiation doit entraîner une prise de conscience de la population, dans la mesure où le commissaire-enquêteur permet l’expression des citoyens, mais également l’accès à l’information. « Je pense que tout cela fait partie de la crise démocratique très grave que nous traversons et en est un symptôme très puissant », conclut Corinne Lepage.


Qu’est-ce qu’un commissaire-enquêteur ?

Gabriel Ullmann a donc décidé de prendre le taureau par les cornes. Le 3 janvier dernier, il a formé un premier recours contre l’arrêté préfectoral relatif à la composition de la commission de radiation. Il a également engagé un recours contre la décision de radiation.

Lorsqu’un maître d’ouvrage souhaite réaliser des aménagements, des ouvrages ou des travaux, qui sont susceptibles de porter atteinte à l’environnement, certaines de ces opérations sont soumises à enquête publique.

En janvier 2019, le ministère de la Transition écologique et solidaire a publié une brochure intitulée « L’enquête publique modernisée ». On peut notamment y lire « Le commissaire-enquêteur reste le pivot de l’enquête. Il informe le public et garantit la prise en compte de ses observations ; il apporte des garanties de transparence et d’impartialité. Indispensable pour tout projet soumis à évaluation environnementale, l’enquête publique est un véritable dispositif au service de la démocratie participative locale ».

Souvent nommé par le Président du tribunal administratif, le commissaire-enquêteur est donc un tiers indépendant et impartial. Il bénéficie de pouvoirs d’investigation (visite des lieux, auditions, rencontre du maître d’ouvrage, des administrations, demande de documents, organisation de réunions publiques…).

Jean-Pierre Barbier, président du département de l’Isère (LR), a reproché à Gabriel Ullmann d’être partial, du fait de son ancienne implication dans une association de protection de l’environnement (FNE). « Dans les années 70, on n’avait justement encouragé à recruter les commissaires-enquêteurs en dehors de l’administration et notamment auprès des associations », précise Jean Untermaier, professeur émérite de l’Université de Lyon III.

Une activité en perdition

Le nombre d’enquêtes publiques ne fait que décroître depuis une dizaine d’années. Les juristes avancent notamment une certaine régression du droit de l’environnement. Alors que l’on comptait entre 12 et 15 000 enquêtes par an, il y a dix ans, le nombre a chuté à 9 000 enquêtes en 2012 et 2013 pour finalement atteindre 6 200 enquêtes en 2016 et moins de 6 000 en 2017.

Selon Gabriel Ullmann, le décret ESSOC (décret relatif à l’expérimentation prévue à l’article 56 de la loi du 10 août 2018, pour un État au service d’une société de confiance) devrait « accélérer le déclin » des enquêtes publiques. La loi ESSOC promulguée le 10 août 2018 prévoit une expérimentation de trois ans dans les régions Hauts-de-France et Bretagne, consistant à remplacer les enquêtes publiques ICPE (installations classées) et IOTA (loi sur l’eau) par une participation du public par voie électronique.

T.M. V.

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