Les liens entre l’histoire de la laïcité et l’histoire de Grenoble

Publié le 16 avril 2021

A l’occasion de la commémoration des 150 ans de la Commune de Paris, le conseiller municipal chargé de l’histoire de Grenoble Jérôme Soldeville, a écrit un texte résumant l’histoire de la laïcité à Grenoble. A noter que le hasard fait bien les choses, ce texte est édité le 16 avril 2021, soit exactement, jour pour jour, 150 ans après l’affaire des mitrailleuses qui a vu la population grenobloise s’emparer de la gare de Grenoble pour empêcher leur acheminement à Versailles. L’historien Quentin Deluermoz a accepté de repousser sa conférence sur la Commune de Paris initialement prévue à la fin du mois d’avril, au mercredi 27 octobre prochain. Elle aura lieu à 18h à l’auditorium du musée de Grenoble.

« Une histoire qui a débuté sur fond de Commune de Paris, ce moment crucial où « le parti de l’ordre » de Thiers s’est accaparé l’idée de République et de ses symboles, avec la violence que l’on sait, une violence qui se répète sans doute : même inversion et récupération identique par les réactionnaires d’une idée à l’origine source d’émancipation. 

Les anciens Grecs avaient trois mots pour désigner le peuple : l’« ethos » qui en donnait la dimension culturelle et civilisatrice, le « demos » la dimension sa dimension politique et enfin le « laos », qui désignait le peuple, considéré comme la famille des êtres humains, au-delà de leurs origines, leurs croyances et de leurs aspirations. Au Moyen-âge, le terme « laïc » sera utilisé pour désigner la masse informe et docile des fidèles, par opposition aux membres du clergé tout-puissant de l’Eglise catholique.

On l’ignore souvent, il a justement fallu attendre le début des années 1870 et la Commune pour qu’il ne soit plus simplement un adjectif définissant ce qui n’est ni religieux, ni ecclésiastique. Et l’inventeur de ce néologisme a laissé son nom à un groupe scolaire de Grenoble, Ferdinand Buisson, qui en 1887 dans son Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire a donné la première définition argumentée de la laïcité* parlant à son sujet de « lent travail des siècles ». Ancien protestant libéral, qui a reporté son énergie et sa fougue missionnaire sur la création de l’école laïque française, Buisson a d’abord été le fondateur de l’orphelinat des Batignoles dans le 17e arrondissement, considéré comme le premier établissement laïque et mixte de France, qu’il a créé afin de recueillir les enfants des Gardes nationaux, tués au combat par les Versaillais.

Or, parmi les proches de Ferdinand Buisson, on comptait un groupe de communeux et de communeuses, vivant dans le même quartier et écrivant dans le même journal, hebdomadaire de la section parisienne Batignoles et Ternes de l’Internationale : La République des Travailleurs. La plupart s’étaient rencontrés en Suisse, dont le Grenoblois Aristide Rey, socialiste libertaire, proche de Bakounine et de l’ethnologue Élie Reclus, et frère du fameux Edouard Rey, futur maire de Grenoble auquel la cité alpine devra tant (notamment la place Victor Hugo) et surtout Isaure Perier, enseignante et militante de l’éducation, chargée, avec quelques autres sous la direction de l’écrivaine féministe André Léo, par la Commune de rédiger les programmes des récentes écoles publiques et laïques de filles. Donc, toute définition de la laïcité ne saurait être dissociée du processus d’égalité de genre et d’instruction des filles. 

Enfin, la laïcité est liée, cela dès la Commune de Paris puis sous la Troisième République, qui reprendra nombre de ses idées, à la mise en place progressive d’un enseignement non religieux mais institué par l’État, sous l’influence toujours grandissante de l’ancien communeux Buisson. A Grenoble comme à Paris, le tournant eut lieu à l’automne 1870 après la chute de 2nd Empire et la proclamation de la République par Gambetta : les anciens révolutionnaires de 1848 revenus d’exil s’étaient en effet aperçus qu’ils avaient commis une faute majeure, en créant la deuxième République, en omettant de s’intéresser à la formation des esprits républicains ; ici à Grenoble, la première revendication de laïcité à l’école apparaît sous la plume de la société républicaine de la Défense nationale créée le 4 octobre 1871 sous la municipalité Anthoard. 

Sous l’impulsion de Thiers (déjà !) la loi Falloux de 1850, avait donné la responsabilité de l’enseignement primaire aux congrégations religieuses, le Parti de l’Ordre estimant qu’il ne fallait pas trop éclairer le peuple et que pour cela il fallait « préférer le curé à l’instituteur », étant bien connu que ce dernier risquait de corrompre les enfants avec ses idées républicaines subversives de liberté, d’égalité et de fraternité. Pour les cléricaux, au fond, n’était-il pas de loin préférable que les enfants ne sachent pas lire, plutôt qu’avoir de mauvaises lectures ?

Dans la droite ligne du gallicanisme organisant les rapports de l’Eglise catholique et le pouvoir en France depuis l’Ancien Régime, l’Eglise catholique et les congrégations enseignantes ont soutenu l’Empire et le régime dictatorial de Napoléon III entre 1851 et 1870. A Grenoble un scandale public donne l’occasion aux Républicains de laïciser l’enseignement communal, lorsque deux enfants d’une école congrégationiste de la rue Saint-Laurent sont renvoyés pour avoir omis d’assister à la messe un dimanche. Une pétition est lancée pour retirer la fonction d’enseignement primaire aux congrégations, qui sera étudiée puis entérinée par la municipalité Calvat au printemps 1871. Soit exactement 30 ans avant la loi de 1901, qui en France chasse les congrégations de l’enseignement, avec les remous que l’on sait, mais fermement soutenue par Ferdinand Buisson. Un autre aspect essentiel de la laïcité, qui, ne l’oublions, comme la République, n’est pas un régime neutre.

On peut s’interroger sur les origines de cette campagne laïque à Grenoble. Peut-être il y avait-il dans l’histoire des éléments qui prédestinait Grenoble à être en en tête de la critique du pouvoir de l’Eglise catholique : notamment le souvenir des guerres de religion, qui ensanglantèrent et détruisirent bien plus que la Révolution à Grenoble, comme l’a signalé notamment Stendhal dans ses mémoires. Et c’est en grande partie dans la Suisse calviniste et protestante, non loin des rives de l’Isère, où Ferdinand Buisson, « républicain irréconciliable », s’était réfugié pour fuir la dictature de Louis-Napoléon Bonaparte avant la Commune et où Aristide Rey trouvera refuge après la Commune avec Isaure Perier pour échapper à la répression d’Adolphe Thiers, et sous l’influence d’un personnage méconnu, lui aussi adhérent de la 1ère Internationale, l’instituteur suisse James Guillaume, père occulte de l’école publique laïque française, comme l’a relevé Edwy Plenel.

Pour conclure, je signale que la communeuse Isaure Rey après sa mort a légué à la ville de Grenoble un don important destiné aux écoles publiques laïques, accepté par la municipalité de Paul Mistral en décembre 1930, ainsi que des œuvres de valeur de l’école française du 18e et du 19e siècle au musée de Grenoble. La boucle était alors bouclée, et la transmission matérielle et symbolique, effectuée de la Commune de Paris de 1871 à celle de Grenoble.
»


* « Ce n’est que par le lent travail des siècles que peu à peu les diverses fonctions de la vie publique se sont distinguées, séparées les unes des autres et affranchies de la tutelle étroite de l’Église. La force des choses a de très bonne heure amené la sécularisation de l’armée, puis celle des fonctions administratives et civiles, puis celle de la Justice. Toute société qui ne veut pas rester à l’état de théocratie pure est bien obligée de constituer comme forces distinctes de l’Église, sinon indépendantes et souveraines, les trois pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire. Mais la sécularisation n’est pas complète quand sur chacun de ces pouvoirs et sur tout l’ensemble de la vie publique et privée le clergé conserve un droit d’immixtion, de surveillance, de contrôle ou de veto. Telle était précisément la situation de notre société jusqu’à la Déclaration des droits de l’homme. La Révolution française fit apparaître pour la première fois dans sa netteté entière l’idée de l’État laïc, de l’État neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique. L’égalité de tous les Français devant la loi, la liberté de tous les cultes, la constitution de l’État-civil et du mariage civil, et en général l’exercice de tous les droits civils désormais assuré en dehors de toute condition religieuse, telles furent les mesures décisives qui consommèrent l’œuvre de sécularisation. Malgré les réactions, malgré tant de retours directs ou indirects à l’ancien régime, malgré près d’un siècle d’oscillations et d’hésitations politiques, le principe a survécu : la grande idée, la notion fondamentale de l’État laïc, c’est-à-dire la délimitation profonde entre le temporel et le spirituel, est entrée dans nos mœurs de manière à n’en plus sortir. Les inconséquences dans la pratique, les concessions de détail, les hypocrisies masquées sous le nom de respect des traditions, rien n’a pu empêcher la société française de devenir, à tout prendre, la plus séculière, la plus laïque de l’Europe. »

Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire – Ferdinand Buisson (1887)

Mots-clefs : , ,

Le commentaires sont fermés.