Non, la France « périphérique » n’a pas été abandonnée

Publié le 23 avril 2021

C’est le titre d’un article très documenté de V. Grimault sur le site d’Alternatives Economiques du 13 avril 2021

« Premier constat contre-intuitif : les inégalités se réduisent entre les territoires français. Difficile à croire, tant les discours sont nombreux sur les « fractures françaises » entre des métropoles supposées triomphantes et des territoires périurbains et ruraux en supposé déclin. Encore plus difficile à admettre depuis la mobilisation des gilets jaunes, qui a souvent été analysée, de façon simpliste, selon une grille géographique imprécise.

En réalité, non seulement les fractures ne se creusent pas, mais mieux, elles se résorbent. C’est ce que montrent par exemple les chercheurs Florian Bonnet, Hippolyte d’Albis et Aurélie Sotura dans une étude originale sur les inégalités de revenu entre départements français. Leur conclusion est sans appel : ces inégalités « ont atteint en 2015 leur plus faible niveau depuis cent ans »…

Coefficient de Gini du revenu par adulte entre 90 départements entre 1922 et 2015 :

Le coefficient de Gini est un indicateur d’inégalité qui compare la situation de la répartition des revenus à une situation d’égalité. Plus le chiffre est proche de zéro, plus la répartition des revenus est égalitaire ; plus il est proche de 1, plus elle est inégalitaire…

Ce phénomène de rattrapage ne s’est pas arrêté en 2015, complète une autre étude, publiée par l’Insee. Analysant la période 2007-2017, marquée par la violente crise économique de 2008, l’institut montre que l’Ile-de-France est la région dont le revenu disponible brut par habitant (RDBH) a le moins progressé sur la période, avec seulement + 8,4 %, contre + 12,6 % dans le Grand Est et + 13,8 % en Normandie, deux régions pourtant largement frappées par la désindustrialisation post-2008.

De façon plus spectaculaire encore, les territoires d’outre-mer ont connu une envolée de leur RDBH sur la période, avec + 15,8 % à la Réunion, + 27,7 % en Martinique, + 31,2 % en Guadeloupe, et même + 54,8 % à Mayotte !

Bien sûr, ces territoires partaient de loin et restent beaucoup plus pauvres que l’Ile-de-France. Mais la photo à un instant T est moins importante que le film. Et le film est clair : les inégalités se réduisent entre territoires…

A ce stade de l’article, les lecteurs les plus critiques rétorqueront peut-être que les analyses départementales, et plus encore régionales, sont trompeuses, car ces grands territoires administratifs regroupent des zones très hétérogènes. En Aquitaine, regrouper la riche métropole de Bordeaux et le modeste plateau limousin de Millevaches n’est pas optimal.

L’économiste Laurent Davezies parvient à dépasser cette limite. Dans son dernier ouvrage, il calcule ainsi qu’entre 2000 et 2015, les inégalités de revenu ont baissé de 7 % entre les 314 zones d’emploi que compte l’Hexagone.

Si l’on zoome encore d’un cran, au niveau des 770 aires urbaines, on ne constate en revanche plus de baisse des inégalités, mais une hausse. A l’image de la région Ile-de-France, à l’intérieur de laquelle les communes les plus riches s’enrichissent, et les plus pauvres s’appauvrissent.

Mais il s’agit surtout de conséquences de mobilités courte distance, avec une gentrification des quartiers déjà riches, et une concentration des ménages les plus pauvres dans les quartiers les plus délabrés. Pas de quoi invalider la structurelle baisse des inégalités que l’on constate en France entre territoires plus éloignés…

La solidarité par la fiscalité

Le discours politique et médiatique dominant avance souvent que le problème vient des pouvoirs publics, et plus spécifiquement de l’Etat, qui aurait abandonné les campagnes et le périurbain. Incontestablement, certains territoires isolés ont subi des fermetures de maternité, de classes, ou de bureaux de poste qui laissent une cicatrice traumatisante. Mais c’est oublier que ces fermetures ont également concerné les métropoles, même si elles sont moins visibles.

Surtout, les services publics physiquement visibles ne sont que la face émergée de l’iceberg. Plus globalement, les territoires français les plus fragiles n’ont pas été abandonnés par l’Etat. Ils ont au contraire été tenus à bout de bras, grâce à trois grands mécanismes publics.

Premier mécanisme : les prélèvements obligatoires, c’est-à-dire l’ensemble des cotisations sociales, impôts et taxes payées par les ménages et les entreprises. Les villes, et notamment les métropoles, offrent généralement plus d’emplois qu’elles n’ont d’habitants, et les habitants qui y vivent sont souvent en emploi. Résultat, ces zones sont davantage « taxées » que les territoires plus en difficulté sur le plan démographique et économique.

Dans une étude fouillée, le Haut Conseil du financement de la protection sociale publie des chiffres éloquents : « Le montant moyen par habitant de l’ensemble des ressources bénéficiant à la protection sociale s’étage entre 5 695 euros dans la Meuse et 25 550 euros à Paris. » Autrement dit, un Parisien verse en moyenne 25 550 euros à la solidarité nationale, soit 4,5 fois plus qu’un habitant de la Meuse, car Paris concentre entreprises et très hauts salaires, alors que la Meuse connaît un vieillissement de sa population et dispose d’un tissu économique plus fragile…

De quoi rappeler que la progressivité de l’impôt ne réduit pas seulement les inégalités entre les citoyens, mais aussi entre territoires…

Contributeurs et bénéficiaires

Les 823 milliards d’euros de prélèvements obligatoires collectés en 2019 ne restent pas dans les caisses de l’Etat. Ils sont redistribués par le biais des prestations sociales (retraites, allocations familiales, chômage, maladie…). Ce deuxième mécanisme a lui aussi un effet redistributif majeur, puisque les territoires fragiles sont plus aidés que les plus riches…

Prélèvements obligatoires d’un côté, prestations sociales de l’autre…en sortant la calculatrice, il est possible d’établir quels sont les territoires dits « bénéficiaires nets » (ils reçoivent plus qu’ils ne cotisent) et lesquels sont « contributeurs nets » (ils cotisent plus qu’ils ne reçoivent).

Dans une étude récente, le chercheur Eric Dor calcule ainsi que trois régions sont contributrices nettes : l’Ile de France (contribution nette de 6 345 euros par personne et par an), l’Alsace (594 euros par personne et par an), et Rhône-Alpes (443 euros par personne et par an).

A l’inverse, toutes les autres régions sont gagnantes, et notamment Mayotte (bénéfice net de 4 395 euros par personne et par an) et le Limousin (3 599 euros). Si l’on multiplie par le nombre d’habitants, l’Ile-de-France « perd » ainsi 77 milliards d’euros par an, alors que le Languedoc-Roussillon en gagne 7,8 milliards. Difficile, donc, de dire que Paris abandonne l’Aveyron et la Lozère…

Troisième grand mécanisme : l’existence d’emplois non marchands, souvent financés par la puissance publique, que ce soit directement (fonctionnaires, contractuels), ou indirectement (via les subventions aux associations).

Dans son dernier ouvrage, Laurent Davezies montre qu’ils ont permis à la France de limiter la casse après la crise de 2008, notamment dans les territoires les plus fragiles. Le chercheur regroupe ainsi les 1 640 bassins de vie les plus en difficulté de l’Hexagone. Et observe qu’entre 2006 et 2016, ces bassins ont « gagné » 300 emplois publics au total, alors qu’ils perdaient 57 000 habitants et 31 000 emplois privés dans le même temps.

Commentaire de Laurent Davezies : « Ce n’est pas l’Etat qui abandonne les territoires. Au contraire, ce sont les entreprises et les gens. »…

Navetteurs et touristes : de l’argent qui se déplace

Enfin, au-delà des dispositifs sociaux et publics, plusieurs mécanismes privés profitent aux territoires fragiles. Le premier concerne les flux de navetteurs, ces salariés qui travaillent en ville (et y gagnent leur salaire) mais vivent à la campagne ou dans le périurbain (et y dépensent leur salaire).

La métropole de Lyon contribue ainsi à 3,1 % du PIB français, mais ne touche que 2,2 % du revenu disponible brut du pays, calcule Laurent Davezies. Une partie des 8,3 milliards d’euros qui se sont ainsi « évaporés » sont liés au fait que 28 % des emplois de la métropole lyonnaise sont occupés par des travailleurs qui vivent en dehors. Par exemple, 13 % des actifs du département de l’Ain vont tous les jours travailler dans la métropole et rapportent dans leur département de résidence les salaires qu’ils ont gagnés à Lyon.

Second grand mécanisme privé : le tourisme. « Les habitants du Grand Lyon sont plus nombreux à partir en voyage que les touristes n’y viennent », explique Laurent Davezies. Lyon « perd » ainsi virtuellement l’équivalent de 53 000 personnes par an, ce qui « déplace » artificiellement des dizaines de millions d’euros de consommation, notamment en Isère (117 millions d’euros), en Savoie (102 millions) mais aussi en Ardèche (60 millions) et dans la Drôme (31 millions). Indirectement et involontairement donc, les territoires qui concentrent les emplois redistribuent une partie des revenus qu’ils génèrent dans les territoires voisins par ces mécanismes…

Faut-il donc conclure que tout va pour le mieux dans le meilleur des pays ? Non, bien sûr. La tendance à la concentration des emplois et des habitants dans certaines villes, métropoles, ou encore le long des littoraux crée des inégalités primaires (avant redistribution) problématiques. Il serait préférable de corriger à la source plutôt que de devoir en passer par les mécanismes décrits ici… »

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