Quand un juge plonge dans les eaux troubles grenobloises…

Publié le 13 juillet 2018

Au moment où, à Grenoble, l’ancien maire corrompu (1983-1995) se prépare pour revenir aux affaires, il est intéressant de lire le témoignage du juge d’instruction qui avait mis ce maire en examen. Philippe Courroye, a récemment sorti un livre : « Reste la justice… » aux éditions Michel Lafon (493 pages) où il rappelle certaines affaires politico-financières qui ont fait grand bruit et obligé à certaines évolutions législatives pour essayer de les empêcher à l’avenir.

Un chapitre est consacré à : « L’AFFAIRE CARIGNON : PLONGEON EN EAUX TROUBLES GRENOBLOISES »

En voici quelques extraits :

« En février 1994, est ouvert à mon cabinet de juge d’instruction un dossier apparemment classique d’abus de biens sociaux et de recel. Il concerne le rachat en 1989 par des filiales de la Société lyonnaise des eaux (SLE) d’un mensuel intitulé Dauphiné News. Cette éphémère publication, éditée dans la région grenobloise de la fin de l’année 1988 à l’été 1989, a néanmoins laissé une ardoise impayée supérieure à 6 millions de francs (environ 1 million d’euros). Une procédure de liquidation devant le tribunal de commerce a été évitée grâce au rachat miraculeux du journal par une filiale de la Société lyonnaise des eaux qui éponge le passif.

Depuis, cette publication semble mise en sommeil.

Il n’en faut pas davantage pour que la justice s’interroge sur l’intérêt commercial et financier de ce rachat et soupçonne un abus de biens sociaux.

De plus, un élu écologiste de Grenoble, Raymond Avrillier, s’est employé depuis plusieurs années à « réveiller l’eau qui dort ». Il soupçonne un lien entre le renflouement du passif de Dauphiné News, la réélection d’Alain Carignon à la mairie de Grenoble en mai 1989 et la concession deux mois plus tard du marché des eaux de la ville à une société privée, la COGESE, dont le capital est réparti pour moitié entre la Société lyonnaise des eaux et une société régionale de distribution d’eau basée à Lyon, la SDEI (Société de distribution d’eau intercommunale), dirigée par Marc-Michel Merlin. Relayant d’ailleurs la thèse d’Avrillier, des articles du Canard enchaîné ont, dès 1989, clairement dénoncé que Dauphiné News était un « faux nez» d’Alain Carignon destiné à promouvoir son bilan en vue de sa réélection…

Comme prévu, le 17 juillet, Alain Carignon rend publique sa démission de ses fonctions ministérielles. Il organise alors sa défense médiatique dans plusieurs journaux, proclamant son innocence dans ce dossier que la presse commence à largement évoquer. Et le 21 juillet, au cours d’un interrogatoire bref et courtois, je lui notifie sa mise en examen pour recel d’abus de biens sociaux concernant le passif de Dauphiné News, sans l’assortir de mesures de contrôle judiciaire.

Néanmoins, très vite, le dossier va connaître un spectaculaire rebondissement et anéantir ses espérances de retour au gouvernement.

En effet, les investigations démontrent que la Société de distribution d’eau intercommunale (SDEI), dirigée par Marc-Michel Merlin, co-attributaire avec la Société lyonnaise des eaux du marché des eaux de la ville de Grenoble, a depuis huit ans supporté un coût important de déplacements en avion d’affaires. Cette découverte n’est pas anormale en soi. Mais pour quelles raisons ces vols s’effectuent-ils pour la majorité d’entre eux au départ et à l’arrivée de l’aéroport de Grenoble Saint-Geoirs, alors que le siège des sociétés contrôlées par M. Merlin est basé à Lyon ?

Par ailleurs, quelle est cette mystérieuse société Whip, domiciliée 286 boulevard Saint-Germain à Paris, à qui les deux sociétés attributaires du marché de l’eau ont versé depuis 1988 de très importants honoraires de conseil ? Ne s’agirait-il pas de contreparties relatives à l’octroi du marché de l’eau ?

Le fil d’Ariane Whip va permettre de remonter à Alain Carignon. Les investigations révèlent que cette société de conseil est dirigée par une femme, Claudine Meinnier, qui n’est autre que la soeur de Jean-Louis Dutaret, homme de confiance d’Alain Carignon depuis de longues années. Il a notamment exercé de fait les fonctions de directeur de cabinet pendant son passage au ministère de la Communication. Juste avant la démission du ministre pour cause de mise en examen, il a été nommé par le gouvernement président de la SOFIRAD, société publique qui gère les participations de l’Etat dans différentes radios. Outre l’attachée de presse et chargée de mission d’Alain Carignon au ministère, on retrouve dans les salariés de la société Whip sa secrétaire et son chauffeur personnels…

Si très souvent, dans les dossiers politico-financiers, les politiques s’arc-boutent sur une posture de déni, les chefs d’entreprise se montrent souvent plus réalistes.

Ce fut le cas de Marc-Michel Merlin (surnommé M3), dirigeant de la Société de distribution d’eau intercommunale (SDEI). Comprenant qu’il était désormais inutile de nier l’indéniable, il s’expliqua sur les largesses consenties à Alain Carignon en contrepartie du marché de l’eau grenoblois : « Dès l’élection d’Alain Carignon à la mairie en 1983, reconnut-il, je savais que la ville était très endettée. Une éventuelle délégation du service des eaux à une société privée pouvait lui apporter une précieuse manne financière. Je rendis donc plusieurs visites à Alain Carignon pour faire connaître ma société et me mettre sur les rangs dans l’hypothèse d’une telle concession. Très vite, le maire me dit : « Vous serez dans la compétition. Mais il faut que vous m’aidiez. » », confirma-t-il à l’audience.

La perspective d’un marché de cette importance était inespérée pour Marc-Michel Merlin, dont la société gérait le service des eaux de petites ou moyennes communes. Des villes de la taille de Grenoble relevaient de l’escarcelle de deux grands groupes (Compagnie générale des eaux et Société lyonnaise des eaux). Pour décrocher un tel contrat, Marc-Michel Merlin était donc prêt à de gros sacrifices financiers. Lors du procès, il relata une nouvelle fois la genèse de cette délégation de service public dont il avait reconnu le monnayage lors de l’instruction.

Prétextant que ses activités politiques le conduisaient aux six coins de l’Hexagone, Alain Carignon lui aurait réclamé la mise à disposition d’avions-taxis, plus souples et plus confortables que ceux des lignes régulières, Puis très vite, poursuit Marc-Michel Merlin, il utilisera ce mode de transport à des fins purement personnelles. Généreuse, la SDEI paie aussi pour le compte d’Alain Carignon et de Jean-Louis Dutaret des croisières et des voyages à l’étranger.

Enfin, à compter de 1985, Alain Carignon réclame à Marc-Michel Merlin la mise à disposition d’un appartement à Paris pour y loger lors de ses déplacements et y exercer ses activités politiques. Sur instruction du maire de Grenoble, Marc-Michel Merlin achète, via une société créée à cet effet (la SA Immobilière Saint-Germain), un appartement de 300 mètres carrés, 286 boulevard Saint-Germain, pour un prix de 5 millions de francs (environ 780000 euros). Dans l’accord prévu entre Alain Carignon et Marc-Michel Merlin, il était prévu que l’association Modernité régionale, présidée par Jean-Louis Dutaret, règle la location de cet appartement, soit 30000 francs (4555 euros) par mois. En réalité, aucun loyer ne sera payé. « Alain Carignon ayant lié l’usage de cet appartement à la concession du marché de l’eau, j’ai accepté ce cadeau et n’ai pas réclamé la créance de la SA Immobilière Saint-Germain… »

Les déclarations de Marc-Michel Merlin et les différents témoignages relieront sans ambiguïté toutes ces largesses au marché de l’eau, matérialisant ainsi la corruption, c’est-à-dire le monnayage de la décision de concession. M. Merlin reconnaîtra explicitement que les factures « ne correspondaient pas à des prestations économiques réelles », que « la documentation n’était que l’habillage de ces facturations destinées à permettre le remboursement de l’appartement acquis par Whip en 1988 ».

« Je savais que si je n’acceptais pas ce système, je n’aurais pas de marché. » L’un de ses proches collaborateurs a tenté de le dissuader de céder aux excessives prétentions d’Alain Carignon qui réclamait toujours plus : paiement des travaux et du mobilier. « Il fallait payer jusqu’aux petites cuillères. À chaque fois, M. Merlin me disait de payer car M. Carignon avait refusé de prendre en charge ces dépenses. M. Merlin me disait qu’il était important pour la SDEI d’avoir la concession de la ville de Grenoble. »

Le 18 avril 1995, six mois après l’incarcération d’Alain Carignon, je signerai l’ordonnance renvoyant devant le tribunal les huit mis en examen de ce dossier. Tous seront condamnés. Estimant que leurs demandes incessantes leur conféraient une responsabilité accablante, le tribunal prononcera à l’encontre de Jean-Louis Dutaret et d’Alain Carignon les peines les plus lourdes. En appel, le 9 juillet 1996, la cour aggravera leurs sanctions. L’ancien maire de Grenoble écopera de 5 ans de prison dont 1 an de sursis et son conseiller de 4 ans d’emprisonnement dont 1 avec sursis. »…

De ces scandales date aussi selon moi le vrai décrochage entre l’opinion et les élites. Parce que des politiques ont parfois failli sur les plans pénal et moral, parce que la politique a trop souvent renié ses promesses, comblé ses vides par une communication omniprésente, où le fond était sacrifié à la forme, le temps long à l’éphémère, la parole publique a perdu son crédit pour devenir, selon l’expression de Manuel Valls, « une langue morte ».

Un peu plus de deux décennies seulement nous séparent désormais de cette première vague de dossiers, oubliés des plus jeunes. Mais contrairement à certaines prédictions, la vague s’est amplifiée et n’a fait que croître. Seule en sort renforcée, hélas, la défiance de l’opinion envers la politique. »

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