Pourquoi voter en démocratie ?

Publié le 9 décembre 2022

Sandra Laugier, philosophe et Albert Ogien, sociologue s’interrogent sur cette importante question dans un article récent publié par le quotidien « AOC média » le 2 décembre 2022.

En examinant le plaisir que procurent les déconfitures de Donald Trump et de Jair Bolsonaro, les deux universitaires se demandent si ces résultats pourraient faire réviser leur croyance à ceux et celles qui ne croient plus en l’utilité de l’élection : « et si le vote avait encore une place dans les combats pour l’égalité, la justice, l’hospitalité et la sauvegarde de la vie sur la planète ? »

En voici quelques extraits :

De ces réjouissantes défaites, on peut tirer deux leçons.

La première est que, dans les circonstances exceptionnelles d’une vie démocratique tourmentée, l’élection peut revêtir une importance capitale, exacerbant les passions, saturant le débat public et soulevant des émois à l’annonce de son dénouement. Contrairement à ce que les états-majors des partis et les analystes avaient prévu aux Etats-Unis, ce ne sont ni l’inflation, ni la criminalité, ni l’immigration qui ont dominé le scrutin, mais trois enjeux qui se sont avérés déterminants aux yeux des citoyens : le droit des femmes à l’avortement, les menées antidémocratiques des fanatiques de droite, et le retour de Trump au pouvoir. Au Brésil, une très large coalition s’est formée autour de la candidature de Lula afin de répondre à une urgence : se débarrasser d’un Président dont les obsessions autoritaires devenaient troublantes et sauvegarder les institutions de la démocratie représentative, le respect des droits humains et la bonne marche des affaires. Ces deux scrutins semblent ainsi sonner le glas de la stratégie séditieuse de l’extrême-droite consistant à remettre en cause par avance la légitimité issue des urnes au cas où elle lui serait contraire.

La seconde leçon tient au fait qu’un nombre inattendu de jeunes électeurs et électrices ont décidé de se saisir du bulletin de vote pour s’exprimer sur ces enjeux. Une analyse « sortie des urnes » du Edison Research National Election Pool estime que 27 à 31 % des électeurs entre 18 et 29 ans ont voté lors de ces élections, ce qui représente le taux le plus élevé de participation enregistré pour cette tranche d’âge durant les trois dernières décennies. Et parmi ces votants, 60 % auraient choisi le camp démocrate. Ce taux se serait élevé à 89 % parmi les jeunes noirs, et à 68 % parmi les hispaniques…

L’issue d’une élection dépend d’une infime fraction de votants qu’il s’agit soit de cibler de façon spécifique, soit d’inciter à s’abstenir de soutenir des concurrents.

Le rapport à l’élection qui prévaut de nos jours dans les régimes de gouvernement représentatif est marqué par la lente éviction des simples citoyens du domaine de la politique. Les manifestations en sont connues : désertion des urnes, désaffection pour les partis, détestation voire haine pour les autorités publiques, dégoût de la politique, en particulier chez les jeunes. Certains doutent qu’il soit encore possible, dans ces conditions, de reconduire la croyance dans les vertus démocratiques du suffrage universel. D’autres ont renoncé à convaincre les rétifs au vote de l’avantage qu’il y aurait à s’emparer des urnes pour faire entendre une autre voix dans des consultations dont l’inanité est connue d’avance. Ce qui s’est produit aux Etats-Unis et au Brésil peut-il rendre un peu d’attrait aux élections et conduire la jeunesse à s’en emparer pour faire valoir le regard qu’elle porte sur la manière dont les dirigeants s’occupent de leur monde ?

En attendant que le système représentatif disparaisse – ce qui ne risque pas d’arriver demain -, on peut lui proposer un pari : appropriez-vous l’élection de façon cynique, ou calculée, comme un jeu dont il faut retourner les règles contre ceux qui vous les imposent. Ces règles sont aujourd’hui fixées par la corporation des « faiseurs d’opinion » (cabinets conseil, agences de communication, experts en carte électorale, stratèges en chef) qui enjoignent à leurs commanditaires de concentrer leur attention sur quelques circonscriptions bien définies afin d’obtenir la victoire. Ce que ces spécialistes nous apprennent est que l’issue d’une élection dépend, en fin de compte, d’une infime fraction de votants qu’il s’agit soit de cibler de façon spécifique, soit d’inciter à s’abstenir de soutenir des concurrents.

Si on retient cette conception instrumentale de la démocratie, il suffirait qu’un petit pourcentage d’adeptes d’un changement radical fasse l’effort de se rendre aux urnes pour faire basculer le scrutin de leur côté. Envisagé sur ce mode purement stratégique, le vote ne s’apparente ni à une abdication, ni à un renoncement à son pouvoir individuel en faveur d’une délégation, ni à un blanc-seing donné à un parti ou un candidat qui trahiront leurs promesses. Il devient un geste visant à « récupérer la politique » pour peser, si peu que ce soit, en faveur de l’avènement d’un pouvoir qui s’occupe sérieusement des inégalités et des injustices. Un seul obstacle reste à surmonter pour réhabiliter l’élection, et il est de taille : à quelle liste apporter un soutien dont on n’aurait pas honte ?

La vie politique des sociétés démocratiques se déroule en grande partie à l’écart des institutions du système représentatif : dans des groupes de réflexion, des associations, des observatoires, des coordinations, des comités de quartier, des ronds-points ou des réseaux sociaux. C’est dans ce monde en mutation permanente que se transforment les manières coutumières d’agir en politique.

Toutes ces démarches autonomes montrent que la démocratie ne se réduit pas aux rituels électoraux et ne s’arrête pas entre deux échéances programmées. Elles s’attachent à mettre en place des formes non institutionnelles d’organisation collective (occupations, désobéissances, mobilisations, actions directes non violentes, résistance civile) en poursuivant un même projet : dépasser la séparation entre gouvernants et gouvernés, en faisant valoir la capacité politique des citoyens à prendre en mains les problèmes qui les concernent et en rejetant la professionnalisation et de la personnalisation de l’exercice du pouvoir. On pourrait se dire que cet activisme est, en un sens, victime de son succès : il a modifié le rapport à l’élection sans pour autant que ses interventions sur le terrain soient parvenues à installer les citoyens dans les rouages politiques, même au niveau local…

Comment faire pour qu’une petite proportion de jeunes abstentionnistes qui se situent dans le camp de « gauche » se décide à prendre ou reprendre le chemin des urnes ? Il faudrait peut-être que les propositions soumises à l’adhésion de cet électorat apparaissent vraiment pertinentes en matière de climat, d’environnement, de droits des femmes et des LGBTQI+, de racisme systémique, de libertés d’expression, de circulation et d’installation, de limitation des dispositifs de répression…

Pour faire revenir aux urnes les jeunes générations qui doutent, à juste titre, de l’utilité de la procédure électorale, une autre condition doit être remplie : que les programmes qui sont soumis à leur jugement ne soient pas perçus comme de la poudre aux yeux, des vœux pieux ou des engagements sans lendemain. Le mieux serait bien sûr que ces programmes soient élaborés par des plateformes réunissant, à égalité de statut, des responsables politiques, des militants, des activistes, des associatifs, des citoyens ordinaires et des syndicalistes ; et qu’ils n’apparaissent pas comme étant sous l’influence des diktats de dirigeants de partis établis, comme des « éléments de langage » sonnant creux, ou comme le ressassement de poncifs éculés d’idéologies d’un temps révolu.

C’est ce travail de redéfinition du contenu des changements à faire advenir de façon prioritaire qu’il faut continûment entretenir, en favorisant l’ouverture de l’espace public à tous ceux et celles qui veulent y contribuer. C’est avec cette méthode, qui est déjà bien expérimentée, que l’élection pourra redevenir, pour les jeunes comme pour les plus anciens, un moment décisif de la démocratie. »

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