L’austérité est une aberration explique J. Stiglitz

Publié le 13 février 2015

Joseph StiglitzInvité le 13 janvier 2015 par le président de l’Assemblée Nationale, le prix Nobel d’économie, J. Stiglitz a tenu un discours particulièrement décapant sur l’absurdité des politiques économiques du gouvernement français et de l’Europe, qui nous mènent dans le mur. Joseph Stiglitz tire le signal d’alarme et redoute la disparition des valeurs apportées par les « Lumières», il y a deux siècles : « ceux d’entre nous qui croient fermement à ces valeurs se tournent vers l’Europe pour trouver inspiration et espoir. Mais si le système économique, politique et social basé sur les valeurs des Lumières ne produit rien de mieux en matière d’économie que ce que nous avons constaté depuis quelques années, la foi en de telles valeurs risque de s’effondrer. »

Voici d’importants extraits de ce discours qui devrait être médité par tous les responsables politiques :

« Que tant de pays se portent aussi mal laisse à penser qu’il ne s’agit pas seulement d’un problème français, ou d’un problème italien ou encore grec. C’est un problème systémique. Avant de pouvoir fournir une prescription, il nous faut avoir un diagnostic précis. Le diagnostic vu d’Allemagne est simple. Les déficits budgétaires excessifs et les rigidités structurelles de ces pays en sont responsables. Permettez-moi de m’exprimer clairement dans un langage qui n’est ni diplomatique, ni académique : c’est une aberration totale. L’Espagne et l’Irlande avaient des excédents et un faible ratio d’endettement avant la crise. La crise a provoqué les déficits, et non l’inverse…

… L’idée que les problèmes structurels au sein des différents pays sont à l’origine de ces mauvaises performances est également une pure absurdité. La croissance de la productivité horaire en France avant la crise était honorable, et même aujourd’hui, dans certains secteurs comme la santé, la productivité française est incomparablement meilleure que celle des États-Unis. Les rigidités structurelles peuvent conduire à des inefficacités limitant le niveau de vie ; mais l’affaissement du niveau de vie qui a suivi l’austérité est incomparablement plus élevé. Ce ne sont pas les rigidités structurelles qui ont causé les bulles immobilières aux États-Unis et en Espagne. Ce ne sont pas les rigidités structurelles qui ont donné lieu aux excès du secteur financier, qui sont à la racine de la crise dont nous souffrons encore. Bon nombre des soi-disant réformes structurelles qui sont demandées ne sont rien d’autre que des politiques qui réduisent le niveau de vie pour de larges fractions de la population, par le biais de salaires plus bas, d’une insécurité croissante de l’emploi et de prestations sociales inférieures. Comment peut-on prétendre que la meilleure façon d’élever le niveau de vie est d’adopter des politiques visant à les abaisser pour la grande majorité des citoyens ? Ou encore des politiques qui augmentent le niveau déjà très élevé des inégalités, avec une distribution de la richesse plus inéquitable encore, en violation de l’un des principes clés de la Révolution française. Certains utilisent la crise comme un prétexte pour démanteler l’État-providence, affirmant que la crise aurait démontré sa défaillance. Mais les échecs de l’Europe ne sont pas la conséquence de l’État-providence. Certains des pays les plus performants sont ceux disposant des systèmes de protection sociale les plus solides ; le ralentissement en Europe aurait été beaucoup plus aigu sans les stabilisateurs automatiques qui résultent de l’Etat-providence. En particulier, les réformes structurelles qui réduisent les salaires et la sécurité économique conduisent à une demande globale plus faible. Or, le problème auquel sont confrontés la France, l’Europe, et le monde est un déficit de demande globale. Ce n’est pas un problème d’offre. Ainsi, bon nombre de ces réformes structurelles pourraient aggraver le malaise de l’Europe, en augmentant l’écart entre l’offre et la demande, aggravant ainsi la menace actuelle de déflation en France…

… la Banque Centrale Européenne est empêtrée dans un mandat construit sur la base d’une idéologie fausse qui a échoué. Même les changements timides – on ne peut pas les appeler des réformes profondes – proposés par Draghi ont suscité des résistances. Quel est donc le problème fondamental auquel sont confrontés les pays européens en général, et la France en particulier, s’il ne s’agit pas des rigidités structurelles ? Le premier problème, auquel j’ai déjà fait allusion, est la poursuite excessive des politiques d’austérité, qui ont exacerbé la baisse de la demande globale privée. Il existe également un problème structurel, mais il s’agit d’un problème lié à la structure de la zone euro et non à celle des pays individuels. Il n’est pas facile de faire fonctionner une monnaie unique au sein d’un ensemble de pays aussi divers que ceux de la zone euro. L’euro était un projet politique, mais qui manquait de volonté politique pour créer un cadre économique lui permettant de fonctionner. Et pour aggraver le tout, la compréhension du cadre nécessaire à son fonctionnement – censé aboutir à la convergence – était erronée. Et pourtant certains estiment qu’il faut persister : aller encore plus loin dans une politique qui n’a jamais marché. Pour remplacer les ajustements nécessaires qui se seraient normalement déroulés à travers les changements de taux de changes, certains appellent à une dévaluation interne – un mot élégant pour dire que les prix en France devraient baisser. Ils appellent implicitement à la déflation, suggérant que des exportations accrues combleraient la réduction de la dépense publique. Encore une fois, c’est une absurdité. Les améliorations qui se sont produites dans la balance courante ont été en grande partie la conséquence de la baisse des importations – résultant des efforts concertés pour affaiblir les niveaux de vie dans ces pays – et non de la hausse des exportations. Les dévaluations internes n’ont jamais marché, tout comme l’austérité n’a jamais marché…

… L’Europe a créé un système instable, où l’argent et les individus hautement qualifiés affluent des pays pauvres vers les pays riches, exacerbant les différences existantes et générant divergence plutôt que convergence. L’Europe a créé des crises de dettes souveraines qui n’existaient pas auparavant. Il existe désormais au sein de la pensée économique une reconnaissance commune des réformes structurelles nécessaires pour faire fonctionner l’euro. La plupart des détails sont suffisamment familiers et il me suffit ici de les énumérer : une union bancaire commune, impliquant non seulement une supervision commune mais une assurance commune des dépôts et un mécanisme de résolution commun ; des eurobonds, ou une manière similaire de générer des financements adossés à l’ensemble de l’Europe ; un cadre fiscal commun plus solide et non un pacte partagé de suicide par l’austérité ; enfin une solidarité réelle, avec un fonds de solidarité pour la stabilisation conjoncturelle et la croissance, une politique partagée pour lutter contre le chômage et des investissements communs pour construire l’Europe du futur. Mais ce n’est pas tout. La convergence nécessitera des politiques industrielles permettant aux pays moins avancés d’avoir plus de chance de rattraper le peloton ; des politiques de réglementation orientant les fonds à l’écart de la spéculation dans l’immobilier et dans l’investissement productif pour créer des emplois et augmenter la productivité ; des politiques d’innovation évitant l’innovation destructive du secteur financier au profit d’une innovation de création, enrichissant la vie des individus et protégeant l’environnement que nous partageons tous…

… Il faut passer des politiques d’austérité à des politiques de croissance. Les dirigeants européens l’ont dit à maintes reprises, mais n’ont rien fait à ce sujet. Les pays bénéficiant de la plus grande marge budgétaire doivent l’utiliser à bon escient. Étant donné les interdépendances en Europe, la croissance dans ces pays bénéficierait à toute l’Europe. Plutôt que de compter sur la déflation dans les pays avec des comptes courants déficitaires, on devrait encourager un degré d’inflation dans les pays excédentaires. Le fétichisme de l’inflation modérée n’est rien d’autre que cela : du fétichisme ; les dommages causés par la déflation sont bien plus graves. Des augmentations importantes du salaire minimum en Allemagne pourraient y contribuer, ainsi qu’aider à lutter contre l’inégalité croissante dans ce pays. Les institutions existantes, comme la Banque européenne d’investissement, devraient investir bien davantage et aider à combler le déficit causé par la faiblesse des investissements privés et des prêts bancaires, en particulier aux petites et moyennes entreprises. Les problèmes auxquels la France est confrontée sont largement créés au-delà de ses frontières, par la structure et les politiques de la zone euro. Ce sont des problèmes européens nécessitant une solution collective européenne. L’euro a été créé pour favoriser la solidarité européenne. Il a eu exactement l’effet inverse. Ce qui est nécessaire aujourd’hui, c’est un réengagement envers les principes de solidarité européenne sur lesquels l’euro a été créé

… Tout d’abord, la France continue de souffrir du fétichisme du déficit. Dans l’évaluation d’une entreprise, jamais on ne considère un seul côté du bilan. On regarde à la fois l’actif et le passif. Si un pays emprunte de l’argent pour faire des investissements à haut rendement dans la technologie, l’éducation ou les infrastructures, ce pays s’enrichit. Quand il existe des ressources sous-utilisées, comme c’est le cas aujourd’hui, le pays est plus riche, dans le présent comme dans l’avenir. De la même manière, la privatisation telle qu’envisagée maintenant en France (le projet de loi Macron) ne rendrait pas le pays plus riche, à moins que les actifs ne soient vendus à des étrangers à des prix supérieurs à leur valeur. Mais ces actifs seront probablement sous-évalués, comme cela est presque toujours le cas lorsqu’ils sont vendus en période de ralentissement économique. En conséquence, le pays s’appauvrira, et le bilan financier pour l’Etat – mesuré de manière appropriée – en sera réduit, même si la dette publique à court terme est réduite. Deuxièmement, beaucoup en France semblent encore croire que la réduction du taux d’imposition des sociétés aura un effet significatif pour stimuler l’investissement. Pour l’essentiel, l’investissement marginal est financé par la dette et les intérêts sont déductibles de l’impôt, de sorte que le taux d’imposition affecte à la fois les rendements marginaux et les coûts marginaux de façon symétrique. Certes, nos PDG font tout ce qu’ils peuvent pour vous persuader de réduire les impôts – de sorte qu’ils puissent se verser des bonus accrus et davantage de dividendes à leurs actionnaires. Mais ne vous attendez pas une hausse de l’investissement ou de la croissance. En revanche, augmenter en parallèle les impôts et les dépenses publiques entraîne ce qui est depuis longtemps connu comme un multiplicateur de budget équilibré ; et si les impôts et les dépenses sont choisis avec soin, ce multiplicateur peut s’avérer très élevé. Le troisième point concerne la déréglementation, une autre série de questions soulevées par le projet de loi Macron que l’Assemblée nationale examine en ce moment. Le projet de loi contient en particulier une série de mesures visant à déréglementer les professions actuellement réglementées. Dans l’évaluation de toute réforme réglementaire, il faut considérer attentivement la raison pour laquelle le règlement fut initialement introduit. Souvent, ces règles offrent des garanties importantes pour le public, la protection de notre environnement, la santé et la sécurité. Dans certains cas, elles empêchent des pratiques trompeuses et anticoncurrentielles. Certes, nous devons nous demander si cette réglementation réussit à atteindre ses objectifs de la meilleure façon qui soit. Mais une déréglementation aveugle peut effectivement nuire aux performances économiques, surtout si l’on mesure ces performances économiques correctement, comme je l’ai suggéré précédemment. Sans aucun doute, la déréglementation du secteur financier a entraîné une baisse de la productivité à long terme, davantage d’instabilité, une plus grande inégalité ; aujourd’hui, nul ne prétendra que cette déréglementation, telle qu’elle s’est produite, a entraîné de meilleures performances économiques

… Je souhaite terminer en soulignant l’urgence de la situation. J’ai décrit les échecs économiques des pays industrialisés, en particulier en Europe. Ce désastre n’est pas le résultat de la guerre ou d’événements exceptionnels tels que tsunamis, séismes ou ouragans. C’est un désastre causé par l’homme. Quelque chose que nous nous sommes infligés. Cela devrait être profondément troublant. Et il est encore plus troublant de constater que l’Europe persiste à s’infliger cette douleur. Malgré cela, il nous reste un espoir : car si l’Europe venait à changer ses politiques, ce malaise et cette souffrance pourraient enfin cesser. L’Europe possède les mêmes ressources humaines, physiques et naturelles aujourd’hui que celles dont elle disposait avant la crise ; les mêmes talents, les mêmes institutions démocratiques – le produit des Lumières, développé durant plus de deux siècles. Comme nous l’avons vu dans les débats sur la vie privée et la surveillance, la torture, la peine capitale et l’incarcération de masse en Europe et aux États-Unis, les valeurs des Lumières sont beaucoup plus enracinées ici que partout ailleurs. Ceux d’entre nous qui croient fermement à ces valeurs se tournent vers l’Europe pour trouver inspiration et espoir. Mais si le système économique, politique et social basé sur les valeurs des Lumières ne produit rien de mieux en matière d’économie que ce que nous avons constaté depuis quelques années, la foi en de telles valeurs risque de s’effondrer. Les pertes économiques – en grande partie évitables – se sont accentuées. Les coûts futurs à long terme des erreurs actuelles se sont également accrus. Persister dans l’erreur ne produira pas de miracle. Les économistes se concentrent trop sur de simples statistiques – aussi flouées soient elles –, sur le taux de chômage et la croissance. Mais le coût de la crise devrait être mesuré par son effet sur les vies, les rêves et les aspirations des individus et des familles. Les échecs sont flagrants. Alors que toute prévision de croissance a été revue à la baisse, il est remarquable de constater à quel point la confiance dans un modèle et des politiques clairement défaillants demeurent à l’ordre du jour. Ces politiques sont renouvelées avec toujours plus de vigueur. De nouvelles prévisions optimistes sont publiées, et aussitôt réduites. Le problème n’est pas que ces politiques n’ont pas été appliquées, mais bien au contraire qu’elles l’ont été. Les dirigeants économiques en tireront-ils un jour la leçon ? Ce qui est à faire est clair. Les coûts liés à l’inaction sont également clairs. Le retard s’est avéré excessivement coûteux à la société européenne, à sa démocratie, à son économie. L’Europe a trop tergiversé. Le temps est venu d’agir»

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Un commentaire sur “L’austérité est une aberration explique J. Stiglitz”

  1. […] le discours de J. Stiglitz ici sur l’aberration des politiques […]