Apportons un soutien clair aux « premiers de corvée », qui assurent la continuité des services communs indispensables à la vie quotidienne et qui évitent l’effondrement social. Rappelons que l’article premier de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen impose que « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune« . L’utilité commune de ces premiers de corvée est bien supérieure à l’inutilité des spéculateurs financiers et autres commerciaux d’inutile.
En ces moments très particuliers qui obligent à repenser les fondamentaux de notre société, de nombreux intellectuels apportent des réflexions utiles pour préparer à la sortie de crise et faire en sorte qu’après ce ne soit plus pareil qu’avant et que les biens communs redeviennent les fondamentaux autour desquels reconstruire un Etat social échappant à la marchandisation.
Trois articles ont retenu notre attention car ils reviennent avec force sur cette priorité à donner aux biens communs et la nécessaire mise en cause du néolibéralisme dominant et de la mondialisation délétère actuelle.
1) Celui de la philosophe Cynthia Fleury dans Le Monde du samedi 28 mars, intitulé : « Construire un comportement collectif respectueux de l’Etat de droit »
2) L’interview du 27 mars par Basta ! de Pierre-André Juven, sociologue, coauteur du livre : « La casse du siècle. À propos des réformes de l’hôpital public », et candidat sur la liste de Grenoble en commun menée par Eric Piolle. Interview intitulée : « Pour Emmanuel Macron, tout l’enjeu consiste à sauver le capitalisme sanitaire et ses grandes industries ».
Cet interview est d’autant plus intéressant que Médiapart dévoile le 1er avril des aspects d’un plan de Macron pour l’hôpital public : « la Caisse des dépôts travaille à un plan pour l’hôpital public. Mediapart en révèle le contenu. Au lieu de défendre l’intérêt général, il vise à accélérer la marchandisation de la santé et sa privatisation rampante… »
A cette occasion, Médiapart a demandé à Pierre-André Juven une analyse du document de la Caisse des Dépôts et Consignation, cette analyse complète l’article de Basta !
3) L’article d’Alain Supiot, juriste, professeur émérite au Collège de France, dans Alternatives Economiques du 21 mars : « Seul le choc avec le réel peut réveiller d’un sommeil dogmatique »
1 ) « Construire un comportement collectif respectueux de l’Etat de droit »
Des extraits de l’article de Cynthia Fleury dans « Le Monde »
« Pour la philosophe, notre autonomie se construit sur notre dépendance aux autres, et l’épidémie rappelle que la santé est un bien commun, non réductible à la marchandisation…
L’un des enjeux majeurs de cette épidémie est d’apprendre à construire un comportement collectif face au danger, et de le faire en respectant l’Etat de droit…
La transparence de l’information publique, qui est un droit mais aussi une valeur en démocratie ; il existe une grande différence entre un gouvernement qui se trompe de bonne foi et un gouvernement qui occulte une vérité de façon volontaire. Il faut aussi s’appuyer sur l’expertise scientifique, collégiale, interdisciplinaire, corréler la décision politique aux connaissances disponibles, car il existe un pacte intrinsèque entre l’Etat de droit et le partage des savoirs. Enfin la confiance se restaure en s’appuyant sur les infrastructures de l’Etat social, les services publics où chacun connait les protocoles à suivre, et qui tiennent bon quand tout s’effondre. A cet égard, il n’est pas étonnant qu’on ait vu resurgir dans les discours la valorisation de ceux qui sont porteur de cet Etat social, au premier rang desquels les soignants…
On constate aussi que la défiance envers la démocratie et les institutions s’estompe dès que l’Etat social reprend la main. Nous redécouvrons que la santé, l’éducation, l’alimentation, la recherche, etc… sont des biens communs, vitaux, matriciels pour la démocratie, non réductibles à de biens marchands. Et c’est une bonne nouvelle. Mais une fois l’épidémie passée, il va falloir veiller à ce que la prise de conscience produise une véritable mue, et que les actes succèdent aux mots…
La mondialisation telle qu’elle existe aujourd’hui nous rend littéralement malades, elle est devenue invivable, totalement délétère pour nos santés physiques et psychiques, économique et démocratique. La préservation de la souveraineté des biens non marchands, des « commons », est un enjeu déterminant. Mais les résistances idéologiques sont immenses. Au cœur de la catastrophe, chacun à un accès direct à l’essentiel, mais ensuite, l’inertie, de déni, l’usure, la manipulation reprennent vite la main. Camus nous l’enseigne dans « La Peste » : celle-ci peut venir et repartir « sans que le cœur des hommes soit changé »…
Si nous ne nous saisissons pas de cette obligation… d’inventer un autre modèle, nous ratifions le fait que nous somme déments. »
2) « Pour Emmanuel Macron, tout l’enjeu consiste à sauver le capitalisme sanitaire et ses grandes industries »
Des extraits de l’interview de Pierre-André Juven dans Basta !
« Emmanuel Macron a surpris beaucoup de monde, le 12 mars, avec son laïus sur l’État-providence, un « atout indispensable » dit-il. Il ne faut pas se tromper de lecture et bien comprendre ce qu’il entend par État-providence. Dans son optique, l’État-providence doit surtout déployer les conditions d’épanouissement du marché qui, en retour, améliorera les conditions de vie des personnes. L’État-providence doit certes protéger des risques de la vie, mais dans son prisme néolibéral, il doit aussi être le financeur des entreprises de santé en misant sur le fait qu’elles seront par ailleurs compétitives sur la scène internationale. En finançant ces entreprises, en les rendant solvables, il transforme donc ce qui pourrait apparaître comme un coût en une opportunité de marché. C’est donc cette opportunité que le fameux État-providence doit soutenir, notamment dans le domaine pharmaceutique et numérique. Le Covid-19 est certes en train de bouleverser le monde, mais je ne crois pas qu’il ait la capacité de convertir Emmanuel Macron au communisme.
Emmanuel Macron a tout de même annoncé un « plan massif d’investissement pour l’hôpital » ce 25 mars…
Il cherche à désarmer la critique et la colère, c’est assez compréhensible. Il sait que beaucoup de gens ne lui pardonnent pas le mépris qu’il a affiché depuis un an pour le mouvement hospitalier, ni son refus d’améliorer les conditions de travail des soignants. Ceux-ci ne sont pas dupes et le disent, « on y croira quand ce sera fait ». Ils ont raison. Il faut se souvenir d’où parle Emmanuel Macron : il croit profondément en la supériorité du marché et en l’équilibre qu’il est supposé créer. En cela, il est une figure parfaite du néolibéralisme au pouvoir. Or le néolibéralisme, comme l’explique très bien le sociologue François Denord, consiste bien sûr en une extension du domaine marchand, mais aussi – et c’est un point majeur – suppose que l’État soutienne le marché et lui facilite la vie. C’est bien sur ce point qu’Emmanuel Macron compte jouer à plein : dans une crise comme celle-ci, pour lui, tout l’enjeu consiste à sauver le capitalisme sanitaire et ses grandes industries, en les constituant en solution pour l’après-crise.
On se tromperait donc de lecture en pensant que les efforts annoncés bénéficieront véritablement à l’hôpital public ?
Il faut prendre le temps d’écouter ce qu’a dit le Président. Il n’a pas parlé d’un grand plan d’investissement dans l’hôpital public, il a parlé d’un « plan massif d’investissement pour notre hôpital ». Ça peut vouloir dire plein de choses. Il faut attendre de connaître le détail des mesures et des acteurs qui bénéficieront de cet investissement. De même, quand, dans son discours du 12 mars, il avance que la santé n’a pas de prix, cela peut très bien signifier que l’État va consacrer des moyens importants pour les grandes industries de santé et pharmaceutiques.
Il y a fort à craindre qu’il soit effectivement plus sensible à ce que disent Sanofi et Samsung qu’à ce que réclament les soignants de l’hôpital public. Ce n’est d’ailleurs pas anodin de voir aujourd’hui toutes ces entreprises et ces start-ups qui démarchent les autorités et les médecins pour, par exemple, produire en urgence des respirateurs, à l’image de la start-up Diabeloop. Il y a aussi toutes les entreprises qui s’affairent pour produire des tests. Au Royaume-Uni, on a appris que des tests allaient peut-être faire l’objet d’une mise sur le marché et qu’ils seraient soit livrés par Amazon, soit mis en vente en pharmacie.
Ces entreprises mettent le pied dans la porte, pour devenir ensuite incontournables. La crise sanitaire est pour elles l’occasion d’occuper une place encore plus grande dans le système de santé public. Il n’y a qu’à voir la façon dont Emmanuel Macron, le 25 mars, soulignait encore l’alliance fructueuse entre le secteur privé et le secteur public dans la gestion de la crise. C’est sur cette capture de la santé publique par des intérêts marchands qu’il faut alerter dès à présent…
Que préconisez-vous ?
Structurer un service public pharmaceutique et industriel avec des producteurs publics capables de fournir, notamment en cas de catastrophe, des masques, des vaccins, des génériques… C’est une piste de réflexion qui est sérieusement défendue par plusieurs acteurs de la santé. Ce n’est cependant sûrement pas cela qu’Emmanuel Macron a en tête. Il préfère dresser un pont d’or aux industries pharmaceutiques et aux géants du numérique pour en faire les acteurs majeurs en matière de santé. Surtout, ce qu’il convient de faire, c’est d’écouter les soignants des collectifs Inter-urgence et Inter-hôpitaux, qui se battent depuis un an pour défendre l’hôpital public. Cette histoire prend un air de tragédie grecque : celles et ceux qui alertaient sans relâche sont les premiers sur le pont quand survient la tempête… »
3) « Seul le choc avec le réel peut réveiller d’un sommeil dogmatique »
Des extraits de l’article d’Alain Supiot dans Alternatives Economiques :
« La pandémie de coronavirus jette une lumière crue sur la fragilité du système de santé et des soignants après des décennies de coupes budgétaires. Ironie de l’histoire, Emmanuel Macron renie sa propre politique et croyances affichées dans le marché, dans son discours du 12 mars. Quelle est votre analyse ?
Pour ma part, je ne parlerais pas de reniement, mais plutôt de choc de réalité. C’est la foi en un monde gérable comme une entreprise qui se cogne aujourd’hui brutalement à la réalité de risques incalculables. Ce choc de réalité n’est pas le premier. Déjà en 2008, la croyance en la toute-puissance des calculs de risques s’était heurtée à la réalité des opérations financières, qui reposent toujours en dernière instance sur la confiance accordée à des personnes singulières. On ne renverse pas impunément l’ordre institutionnel, qui place le plan des calculs d’utilité sous l’égide d’une instance en charge de la part d’incalculable de la vie humaine.
Depuis les temps modernes, c’est l’Etat qui occupe cette position verticale et est garant de cette part d’incalculable, qu’il s’agisse de l’identité et la sécurité des personnes, de la succession des générations ou de la préservation de la paix civile et des milieux vitaux. Cette garantie est indispensable pour que puisse se déployer librement le plan horizontal des échanges entre les individus, et notamment les échanges marchands.
C’est la foi en un monde gérable comme une entreprise qui se cogne aujourd’hui brutalement à la réalité de risques incalculables.
Or c’est le renversement de cet ordre juridique et institutionnel qui caractérise la pensée néolibérale. Reposant sur la foi en un « ordre spontané du marché », appelé à régir à l’échelle du globe, ce que Friedrich Hayek a nommé la « Grande société », le néolibéralisme place le droit et l’Etat eux-mêmes sous l’égide des calculs d’utilité économique, et promeut ainsi un monde plat, purgé de toute verticalité institutionnelle et de toute solidarité organisée. Nouvel avatar des expériences totalitaires du XXe siècle, la globalisation est un processus d’avènement d’un Marché total, qui réduit l’humanité à une poussière de particules contractantes mues par leur seul intérêt individuel, et les Etats à des instruments de mise en œuvre des « lois naturelles » révélées par la science économique, au premier rang desquelles l’appropriation privative de la terre et de ses ressources…
La crise financière de 2008 aurait dû sonner ce réveil du songe néolibéral. Mais elle a très vite été retournée en un argument pour « passer à la vitesse supérieure »
On s’est donc rendormi, mais d’un sommeil de plus en plus agité par l’évidence du caractère écologiquement et socialement insoutenable de la globalisation, par la migration de masses humaines chassées de chez elles par la misère, par la colère sourde des populations contre la montée des inégalités et la dégradation de leurs conditions de vie et de travail, colère éclatant à l’occasion en révoltes anomiques du type de celle des gilets jaunes. Ces tensions n’ont pas suffi à remettre en cause le programme néolibéral de démantèlement de l’Etat social. La rhétorique schizophrène du type « en même temps » ne suffisant pas à les calmer, elles nourrissent, partout dans le monde, la montée d’un néofascisme, fait d’ethno-nationalisme et d’obsessions identitaires, souvent pimenté de déni écologique.
Aujourd’hui comme en 2008, nous nous trouvons confrontés à des risques incalculables, qu’aucune compagnie d’assurance ne saurait garantir. Et aujourd’hui comme en 2008, comme dans toutes les crises majeures, on se tourne vers l’Etat pour les assumer. L’Etat, dont on attend qu’il use de tous les mécanismes de solidarité institués dans l’après-guerre – les services publics, la sécurité sociale, la protection des salariés – et si possible qu’il en invente de nouveaux.
La rhétorique schizophrène du type « en même temps » ne suffisant pas à calmer les tensions qui nourrissent, partout dans le monde, la montée d’un néofascisme, fait d’ethno-nationalisme et d’obsessions identitaires, souvent pimenté de déni écologique…
Quelles sources d’espoir voyez-vous ?
La crise sanitaire sans précédent que nous traversons peut conduire au meilleur comme au pire. Le pire ce serait qu’elle nourrisse les tendances déjà lourdes aux repliements identitaires et conduise à transporter à l’échelon collectif des nations, ou des appartenances communautaires, la guerre de tous contre tous que le néolibéralisme a promue à l’échelon individuel. Le meilleur ce serait que cette crise ouvre, à rebours de la globalisation, la voie d’une véritable mondialisation, c’est-à-dire au sens étymologique de ce mot : à un monde humainement vivable, qui tienne compte de l’interdépendance des nations, tout en étant respectueux de leur souveraineté et de leur diversité.
Ainsi entendue, la mondialisation est un chemin qui reste à tracer entre les impasses de la globalisation néolibérale et celles d’un repli sur soi, que l’interdépendance technologique et écologique des peuples rend illusoire…
Mais cet atout suppose pour être joué l’établissement d’une certaine solidarité entre les nations. Telle devrait être le rôle d’une Union européenne repensée et refondée. Telle était la mission assignée aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale à des institutions telles que l’Organisation internationale du travail (OIT), l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Unesco ou l’Organisation des Etats-Unis pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Marginalisées par les organisations économiques – Fonds monétaire international (FMI), Banque mondiale ou Organisation mondiale du commerce (OMC) –, elles mériteraient elles aussi d’être profondément réformées et armées juridiquement pour être à la hauteur de leur mission.
Mais il faut bien admettre que cet espoir est suspendu à la capacité des « élites » politiques, économiques et intellectuelles de se remettre en question, de faire retour sur elles-mêmes lorsqu’elles ont engagé leurs semblables dans une voie qui se révèle mortifère. Or cette capacité ne se manifeste guère que face à la catastrophe… »
Mots-clefs : droits humains, santé, services publics