L’influence des cabinets de conseils privés sur les politiques publiques

Publié le 25 mars 2022
Sénat

Un très important rapport de la commission d’enquête sénatoriale sur les cabinets conseils privés qui interviennent de plus en plus dans les politiques publiques. Rapport n° 578 (2021-2022) de Mme E. Assassi du groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste, déposé le 16 mars 2022.

Cette commission d’enquête révèle un phénomène tentaculaire car ces cabinets privés interviennent au cœur des politiques publiques, les influencent, coûtent très chers et mettent en cause la souveraineté de l’Etat.

Le rapport fait état de plusieurs propositions présentées sous deux chapitres : En finir avec l’opacité des prestations de conseil et renforcer les règles déontologiques des cabinets de conseil.

« LES PRINCIPALES PROPOSITIONS DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE

En finir avec l’opacité des prestations de conseil

  • Publier chaque année, en données ouvertes, la liste des prestations de conseil de l’État et de ses opérateurs
  • Présenter les prestations de conseil dans le bilan social unique, pour permettre aux représentants des agents publics d’en débattre
  • Interdire aux cabinets de conseil d’utiliser le logo de l’administration dans leurs livrables, pour plus de clarté et de traçabilité dans leurs prestations
  • Mieux encadrer le recours aux cabinets de conseil
  • Évaluer systématiquement les prestations de conseil et appliquer des pénalités lorsque les cabinets ne donnent pas satisfaction
  • Cartographier les compétences dans les ministères et élaborer un plan de « réinternalisation », pour mieux valoriser les compétences internes et moins recourir aux cabinets de conseil

Renforcer les règles déontologiques des cabinets de conseil

  • Interdire les prestations pro bono, en dehors du mécénat dans les secteurs non marchands (humanitaire, culture, social, etc.)
  • Imposer une déclaration d’intérêts aux consultants afin que l’administration puisse prévenir les risques de conflit d’intérêts, sous le contrôle de la HATVP
  • Exclure des marchés publics les cabinets qui n’ont pas respecté leurs obligations déontologiques – Prévoir la destruction systématique des données confiées aux cabinets de conseil à l’issue de leur mission, sous le contrôle de la CNI

Voici des extraits de la synthèse du rapport parlementaire :

La crise sanitaire a mis en lumière l’intervention des consultants dans la conduite des politiques publiques. Ce n’était en réalité que la face émergée de l’iceberg : au quotidien, des cabinets privés conseillent l’État sur sa stratégie, son organisation et ses infrastructures informatiques. Peu connus du grand public, ils s’appellent Accenture, Bain, Boston Consulting Group (BCG), Capgemini, Eurogroup, EY, McKinsey, PwC, Roland Berger ou encore Wavestone et emploient environ 40 000 consultants en France. À l’initiative du groupe Communiste, républicain, citoyen et écologiste (CRCE), le Sénat a investigué pendant 4 mois sur l’influence des cabinets de conseil sur les politiques publiques, en utilisant les moyens de contrôle renforcés des commissions d’enquête parlementaires.

Les travaux de la commission d’enquête révèlent un phénomène tentaculaire. Les cabinets de conseil interviennent au cœur des politiques publiques, ce qui soulève deux principales questions : notre vision de l’État et de sa souveraineté face à des cabinets privés, d’une part, et la bonne utilisation des deniers publics, d’autre part. Publiée pendant les travaux du Sénat, la circulaire du Premier ministre du 19 janvier 2022 sur l’encadrement des prestations de conseil est à la fois tardive et incomplète : l’objectif de réduction des dépenses (- 15 % pour le conseil en stratégie et en organisation en 2022) est peu ambitieux, alors que la transparence des prestations demeure la grande oubliée.

1- UN RECOURS MASSIF ET CROISSANT AUX CABINETS DE CONSEIL : LES CONSULTANTS AU CŒUR DES POLITIQUES PUBLIQUES

A. PLUS D’UN MILLIARD D’EUROS POUR DES PRESTATIONS DE CONSEIL, UN « POGNON DE DINGUE » En 2021, les dépenses de conseil de l’État au sens large ont dépassé le milliard d’euros, dont 893,9 millions pour les ministères et 171,9 millions pour un échantillon de 44 opérateurs. Il s’agit d’une estimation minimale car les dépenses des opérateurs sont en réalité plus élevées : si la commission d’enquête a interrogé ceux dont le budget était le plus important (Pôle emploi, Caisse des dépôts et consignations, etc.), l’échantillon ne représente que 10 % du total des opérateurs. Le recours aux consultants n’a pas commencé sous ce quinquennat, chacun gardant en mémoire la révision générale des politiques publiques (RGPP). Il a toutefois été croissant entre 2018 et 2021, comme le confirment les données de la direction du budget : les dépenses de conseil des ministères ont plus que doublé, avec une forte accélération en 2021 (+ 45 %)…

B. RECOURIR À DES CONSULTANTS EST DEVENU UN RÉFLEXE, Y COMPRIS POUR LES PRINCIPALES RÉFORMES DU QUINQUENNAT Le recours aux consultants constitue aujourd’hui un réflexe : ils sont sollicités pour leur expertise technique – même lorsque l’État dispose déjà de compétences en interne – et leur capacité à apporter un regard extérieur à l’administration – par exemple pour des parangonnages internationaux (benchmarks). La force de frappe des cabinets de conseil s’adapte à l’accélération du temps politique : des consultants peuvent être mobilisés très rapidement pour répondre aux priorités d’un ministre ou d’un directeur d’administration centrale. Comme l’a souligné l’universitaire Julie Gervais, un cabinet international peut, en deux semaines, « être en mesure de produire un rapport de trois cent pages en allant puiser auprès de ses succursales aux États-Unis, en Suisse ou ailleurs ». En pratique, les consultants sont intervenus sur la plupart des grandes réformes du quinquennat, renforçant ainsi leur place dans la décision publique. En 2019, un cabinet d’avocats – Dentons – a même participé à la rédaction de l’étude d’impact du projet de loi d’orientation des mobilités…

C. COVID-19 : DES PANS ENTIERS DE LA GESTION DE CRISE SOUS-TRAITÉS À DES CABINETS DE CONSEIL Au début de la crise sanitaire, le jeudi 5 mars 2020, un agent du ministère des solidarités et de la santé écrit à ses collègues : « j’ai vu une boîte de logistique hier habituée à travailler dans la pharma […]. Ils peuvent être là lundi pour monter le truc. […]. J’ai demandé l’ordre de grandeur, 50 000 euros pour nous mettre en place le système et suivre le déploiement pendant 15 jours. » La « boîte », c’est le cabinet de conseil Citwell ; le « truc », c’est un système de pilotage pour l’approvisionnement de la France en masques. Le recours aux cabinets de conseil débute dans ce climat d’impréparation de l’État. Il va ensuite se prolonger tout au long de la crise sanitaire : au moins 68 commandes sont passées, pour un montant total de 41,05 millions d’euros. D’après les données recueillies sur un échantillon de 5 cabinets, l’intervention d’un consultant est en moyenne facturée 2 168,38 euros par jour. Trois cabinets concentrent les trois quarts des dépenses : McKinsey (la clef de voûte de la campagne vaccinale), Citwell (le logisticien) et Accenture (l’architecte des systèmes d’information, dont le passe sanitaire). À eux trois, ils mobiliseront 11 128 jours de consultants pendant la crise…

2. L’INTERVENTION « DISRUPTIVE » DES CONSULTANTS, POUR DES RÉSULTATS INÉGAUX

A. LES MÉTHODES DES CABINETS DE CONSEIL POUR « TRANSFORMER » L’ACTION PUBLIQUE : VERS UNE RÉPUBLIQUE DU POST-IT ? Les consultants doivent « transformer » l’administration en proposant des méthodes « disruptives », inspirées du secteur privé et répondant à un vocabulaire propre. Exemples de méthodes utilisées lors des ateliers de consultants – le « bateau pirate » : chaque participant s’identifie à un des personnages (capitaine, personnages en haut du mât ou en proue, etc.) et assume ce rôle, son positionnement, ses humeurs, etc. – le « lego serious play » : chaque participant construit un modèle avec des pièces lego, construit l’histoire qui donne du sens à son modèle et la présente aux autres Ces méthodes peuvent être mal acceptées par les agents publics…

B. DES LIVRABLES DE QUALITÉ INÉGALE, QUI NE CONNAISSENT PAS TOUJOURS DE SUITE Une journée de consultant coûte en moyenne 1 528 euros à l’État. Si l’expertise des consultants n’est pas remise en cause, leurs livrables ne donnent pas toujours satisfaction. Certaines évaluations de la DITP font état d’un « manque de culture juridique et plus largement du secteur public », « d’une absence de rigueur sur le fond comme sur la forme », même si les consultants étaient « des personnes de bonne compagnie ». Parfois, aucune suite tangible n’est donnée à leurs prestations, comme lorsque McKinsey est intervenu en 2019 et 2020 à la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV) pour préparer la réforme (avortée) des retraites (prestation de 957 674,20 euros)…

C. UN ENCADREMENT DÉONTOLOGIQUE À RENFORCER Si des règles existent déjà, « l’intervention des cabinets de conseil peut […] légitimement susciter des inquiétudes en matière de déontologie », comme l’a souligné Didier Migaud, président de la HATVP. Les risques déontologiques identifiés – Les conflits d’intérêts, les cabinets de conseil conseillant simultanément plusieurs clients ; – La porosité, lorsque les cabinets recrutent d’anciens responsables publics (« pantouflage »). À titre d’exemple, parmi les 22 profils proposés par le BCG et EY dans leur réponse à l’accord-cadre de la DITP de 2018, 6 sont d’anciens responsables publics de haut niveau (dont un ancien conseiller économique à l’Élysée et un ancien conseiller du secrétaire d’État à l’industrie). – Le pied dans la porte, lorsque les consultants interviennent gratuitement (pro bono) pour l’administration…

3. UNE INFLUENCE AVÉRÉE SUR LA PRISE DE DÉCISION PUBLIQUE

A. « BEHIND THE SCENE » : LE DEVOIR DE DISCRÉTION DES CONSULTANTS L’intervention des consultants doit rester discrète : lors de la crise sanitaire, McKinsey indique qu’il restera « behind the scene », en accord avec le ministère. Le cabinet n’utilise pas son propre logo pour rédiger ses livrables mais celui de l’administration. M. Olivier Véran, ministre des solidarités et de la santé, l’a d’ailleurs confirmé devant la commission d’enquête : « si vous aviez voulu [les] documents estampillés McKinsey présents dans le dossier, vous auriez trouvé une feuille blanche ». La pratique est en réalité courante dans le secteur du conseil : les consultants peuvent travailler en « équipe intégrée » chez leurs clients et sont alors quasiment assimilés à des agents publics. Pendant la crise sanitaire, ils ont par exemple rédigé des notes administratives sous le sceau de l’administration. Certains disposaient même d’une adresse électronique du ministère. Cette méthode de travail renforce l’opacité des prestations de conseil car elle ne permet pas de distinguer l’apport des consultants, d’une part, et celui de l’administration, d’autre part…

B. LE RÔLE DES CONSULTANTS : PROPOSER DES SCÉNARIOS « ARBITRABLES »… MAIS LE PLUS SOUVENT ORIENTÉS Au cours des auditions, Gouvernement, administration et cabinets de conseil l’ont affirmé avec vigueur : l’autorité politique décide en responsabilité ; les cabinets de conseil n’ont aucune influence sur la décision. Les cabinets de conseil déploient néanmoins une stratégie d’influence dans le débat public, en multipliant les think tanks et les publications. À titre d’exemple, EY proposait en janvier 2022 « d’imaginer un nouveau plan de transformation ambitieux pour le prochain quinquennat » et évoquait la possibilité de supprimer 150 000 postes de fonctionnaires grâce au numérique. Au quotidien, le rôle d’un cabinet de conseil consiste à rédiger des documents stratégiques à destination des responsables publics. L’accord-cadre de la DITP (2018) mentionne ainsi le « dossier de décision (cabinet ministériel, direction, préfet,…) », la « définition de la vision cible » ou encore la « feuille de route stratégique ». En théorie, les cabinets de conseil doivent proposer plusieurs scénarios à leurs clients et préciser, de manière factuelle, les avantages et les inconvénients de chacun d’entre eux. Ils ont toutefois pour habitude de « prioriser » les scénarios proposés – avec l’accord, voire sur demande, de l’administration –, ce qui renforce leur poids dans la décision publique…

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