Le vert et le rouge : l’émergence du mouvement écologiste grenoblois, fin des années 1960 -juillet 1976

Publié le 8 mars 2024

C’est le titre d’un article de recherche de Josselin SIBILLE en 2012. Nous éditons, avec l’accord de l’auteur, la totalité de cet article sous une forme de série, durant 12 semaines.

1. Introduction

Si les sociologues et les politistes[1] ont multiplié depuis les années 1990 les travaux sur l’écologie politique et les écologistes, force est de constater que les historiens français accusent un sérieux retard dans le domaine. Il est significatif que le seul ouvrage de synthèse sur le mouvement écologiste français, ait été rédigé par un Américain[2]. En France, si l’on excepte les travaux que Jean Jacob[3] a consacrés en tant que politiste à l’histoire intellectuelle de l’écologie politique, la thèse débutée en 2009 par Alexis Vrignon sur l’émergence du mouvement écologiste français est véritablement pionnière sur la question.[4] Une dynamique semble s’être enclenchée depuis, au croisement de l’histoire environnementale et de l’histoire politique. En janvier 2012 paraissait un numéro spécial de XXe siècle, revue d’histoire, consacré à « L’invention politique de l’environnement »[5], sous la direction de Stéphane Frioux et de Vincent Lemire. Trois mois plus tard, Jean-François Mouhault et Charles-François Mathis coordonnaient un numéro d’Écologie & Politique intitulé « Penser l’écologie politique au XXe siècle »[6]. Parmi tous ces travaux, très peu encore se sont intéressés aux dynamiques locales ou régionales.

L’objet de cet article est justement de décrire l’émergence de ce qu’on a appelé le « mouvement écologiste » à Grenoble, entre 1970 et 1977[7].

Au tournant des années 1960 et 1970, de nombreux groupes et associations, évoluant de manière assez indépendante les uns des autres se mobilisent à Grenoble autour de questions environnementales. Parmi eux, on peut distinguer plusieurs tendances : les associations de quartier, les associations de protection de la nature et de l’environnement, les courants autogestionnaires (CFDT, PSU) et, chose qui semble constituer une spécificité grenobloise, la tendance maoïste de l’extrême-gauche locale. Chacun de ces groupes se distingue des autres par une lecture du monde social, un rapport à l’environnement et un répertoire d’action[8] qui lui sont propres. À partir de 1974, de nombreux militants pour la plupart issus de ces différentes tendances, se retrouvent impliqués au sein de luttes communes : contre-information, lutte pour la défense de sites locaux menacés, luttes contre le nucléaire… Ces mobilisations se distinguent des précédentes par deux aspects. Tout d’abord, et c’est en cela que je les qualifierai « d’écologistes », elles se caractérisent par la prise en compte simultanée de trois impératifs : environnemental, social et démocratique. Environnemental parce que toutes ces luttes ont le souci de protéger la nature, non seulement pour elle-même, mais aussi et surtout parce que cette protection est une condition nécessaire au bien-être et à la survie de l’humanité. Social, ensuite, parce que les inégalités environnementales (exposition aux pollutions, accès aux espaces naturels) et la « loi du profit » responsable de la pollution par les industriels y sont constamment dénoncées. Démocratique enfin, parce que ces luttes portent de manière très forte un refus de la centralisation étatique, et revendiquent la participation des populations aux prises de décisions, et l’accès de tous aux informations. Le deuxième élément qui marque une différence avec les luttes précédentes, c’est le caractère massif des mobilisations, lesquelles rassemblent régulièrement plusieurs milliers de personnes. C’est l’ensemble de ces mobilisations d’un type nouveau que j’appellerai « le mouvement écologiste » grenoblois. La notion de « mouvement » permet de prendre en compte deux réalités essentielles de l’écologie politique des années 1970 à Grenoble : son hétérogénéité, et son absence d’institutionnalisation.

Qui sont les groupes et les individus qui se mobilisent à Grenoble au début des années 1970 autour des questions environnementales ? Comment s’opère concrètement la convergence de ces militants au sein des premières luttes écologistes ? Qu’est-ce qui rend possible alors cette fragile synthèse de courants complètement différents, que constitue le mouvement écologiste grenoblois ? Je m’inscris ici dans une perspective politique, m’intéressant aux organisations (politiques, syndicales, associatives…) auxquelles se rattachent les militants, et aux idées et stratégies politiques qui orientent leurs actions. Je n’ai pas cherché par exemple à dresser le profil sociologique des militants[9], ou à m’intéresser aux dynamiques plus culturelles liées à l’écologie politique (contre-culture, vie en communauté…).


[1] Voir les nombreux travaux entrepris autour du GEME, Groupe d’étude des mouvements écologistes, et plus particulièrement ceux de Daniel Boy, Bruno Villalba et Agnès Roche.

[2] Michael Bess : The light-green society : Ecology and Technological modernity in France, 1960-2000, University of Chicago Press, 2003.

[3] Jean Jacob, Histoire de l’écologie politique, Paris, Albin Michel, 1999 ; Jean Jacob, Les sources de l’écologie politique, Paris, Corlet, 1995

[4] Alexis Vrignon, L’émergence des mouvements écologistes en France de la fin des années 60 au milieu des années 80, thèse d’histoire, sous la direction de Bertrand Joly, Nantes, Université de Nantes, CRHIA.

[5] Stéphane Frioux, Vincent Lemire (dir.), « Pour une histoire politique de l’environnement », XXe siècle, revue d’histoire, n°113, janvier 2012.

[6] Jean-François Mouhot, Charles-François Mathis (dir.) « Penser l’Écologie Politique en France au XXe siècle », Écologie & Politique, n°44, mars 2012.

[7] Cet article est tiré des recherches effectuées sous la direction d’Anne-Marie Granet-Abisset, dans le cadre de mon master 1 (Grenoble, les municipalités Dubedout face à l’environnement, 1965-1983) et de mon master 2 (Les écologistes au sein de la technopole grenobloise : la question de l’énergie (1970 à nos jours)). Il s’appuie essentiellement sur quatre types de sources : des archives publiques (archives de la municipalité de Grenoble : AM Grenoble) et archives du cabinet du préfet aux archives départementales de l’Isère (AD38)), presse généraliste et militante, archives privées de militants et d’organisations politiques (AD38, Fonds Boisgontier et fond CFDT ; archives de la FRAPNA ; archives prêtées par d’anciens militants) et enfin sources orales (entretiens avec Raymond Avrillier et Jean Jonot).

[8] Charles Tilly, Les origines du répertoire d’action collective en France et en Grande-Bretagne, Paris, Fayard, 1986.

[9] De nombreux travaux ont été réalisés dans ce sens : Agnès Roche. Des verts de toutes les couleurs : histoire et sociologie du mouvement écolo, Paris, Albin Michel, 1992 ; Sylvie Ollitrault, Militer pour la planète. Sociologie des écologistes, Rennes, PUR, 2008.

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