Le vert et le rouge : l’émergence du mouvement écologiste grenoblois, fin des années 1960 -juillet 1976. : Suite

Publié le 26 avril 2024

Sous forme de série, chaque semaine, sont proposés des extraits de ce travail de recherche effectué par Josselin SIBILLE en 2012.

8. Le groupe écologique de Grenoble et la contre-information écologiste

En 1972 la petite entreprise qui imprimait le journal maoïste VRA fait faillite. Les animateurs du journal rachètent alors les machines offset à bas prix. Au début, dévolue uniquement au tirage du journal, l’imprimerie devient rapidement un outil au service de toutes les luttes politiques de la gauche radicale. C’est la naissance de l’imprimerie Vérité Rhône Alpes. À partir de 1973, elle est installée au « château » de la Monta, à Saint-Égrève. Cette immense propriété achetée par plusieurs militants dont Pierre Boisgontier, accueille une expérience de vie communautaire. À partir de ce moment, c’est VRA qui imprime l’immense majorité des tracts, affiches, journaux, diffusés par les mouvements contestataires grenoblois des années 1970, et plus particulièrement par les mouvements écologistes et antinucléaires.

En février 1974, paraît le premier numéro de la Main dans le trou du fût. Le journal, tiré sur les presses de VRA, est publié par un certain Groupe Écologique dc Grenoble. C’est la première fois qu’un groupe grenoblois utilise explicitement le mot « écologiste » pour se définir[1]. En réalité, ce nom n’est pas celui d’un véritable groupe politique. Il est plutôt le pseudonyme collectif derrière lequel se retrouve de manière assez informelle une poignée de militants et de journalistes sensibles à ces questions. Parmi eux, quelques syndicalistes CFDT du CENG fournissent des informations. Des militants plus proches des environnementalistes prêtent aussi la main. Mais c’est l’influence des militants issus de la mouvance GP-Secours rouge qui reste la plus déterminante.[2] Parmi les personnes qui participent au journal, on retrouve notamment Cédric Philibert, ex-lycéen maoïste[3], Raymond Avrillier, Yves le Pape, ou encore Claude Mabille[4], journaliste au Nouvel Observateur. Un deuxième numéro paraît au début de l’année 1975, puis le groupe écologique continue de publier une rubrique « la main dans le trou du fût » au sein du journal La Fosse, journal sceptique qui paraît en 1975 et 1976. Le Groupe écologique de Grenoble s’intéresse principalement à la question du nucléaire. Loin de produire une critique théorique et déterritorialisée du nucléaire, il s’appuie dès le début sur des exemples très locaux.

En 1973, l’entreprise Progil de Pont-de-Claix commande une étude au CENG concernant la construction d’un réacteur nucléaire calogène. L’idée n’est rien moins que de construire une centrale nucléaire de petite taille, qui permettrait d’alimenter l’usine Progil en chaleur. Au même moment, la commission « énergie » de la municipalité de Grenoble, présidée par Yves Droulers[5] entame une réflexion sur la diversification de ses sources d’énergie. À partir de 1974, elle commence à s’intéresser au projet de la centrale de Progil. Un réacteur de ce type pourrait alimenter le réseau de chauffage urbain de la ville qui est l’un des plus développés de France[6]. Ce n’est qu’en juin 1975, soit un an et demi après les premières attaques de la Main dans le trou du fût, que la municipalité rend public son intérêt pour le projet. Elle ouvre alors un « grand débat » sur le chauffage nucléaire dans les colonnes de sa revue d’information. Les écologistes ne tardent pas à répondre et dénoncent la stratégie de communication de la municipalité. Pour eux, le « débat » proposé est un leurre qui vise à l’acceptation du projet sous couvert de démocratie. Dès lors, à côté de Progil et des responsables du CENG, nommément désignés, la municipalité Dubedout devient la cible privilégiée du Groupe écologique de Grenoble[7]. Ce dernier est rejoint dans sa critique par de nombreux autres groupes : CFDT Progil, comités anti-nucléaires, Amis de la Terre, et fédération de l’Isère du PSU[8]. Le projet est abandonné à la fin de l’année 1976, essentiellement pour des raisons techniques. Il refera surface à Grenoble entre 1979 et 1981 sous la forme du projet Thermos[9].

Le second élément qui mobilise l’attention du groupe écologique, ce sont les infiltrations et fuites de substances radioactives au CENG. Le premier scoop de la Main dans le trou du fût en février 1974, c’est la révélation, photos à l’appui, de fissures dans les fûts de stockage de matières radioactives. Là encore, ce numéro marque le début d’une lutte de plusieurs années, au cours de laquelle, grâce à la complicité de syndicalistes de la CFDT travaillant au CENG, les écologistes s’efforcent de rendre publics tous les dysfonctionnements et accidents nucléaires dont ils ont connaissance. Le 19 juillet 1974 justement, la rupture d’une gaine provoque la contamination en antimoine radioactif d’une piscine du réacteur de l’Institut Laue-Langevin. Cet institut situé sur le polygone scientifique de Grenoble possède un petit réacteur nucléaire, installé en 1967, et destiné à la recherche scientifique. Suite à de nombreux dysfonctionnements dans la gestion de l’accident, le CENG procède les 21 et 22 septembre 1974 à un déstockage massif de 40 000 litres d’effluents « peu radioactifs » dans les égouts.[10] Si en temps normal, une procédure dite « de rejet concerté » permet au CENG de déverser des quantités réglementées de matières radioactives dans l’Isère par le biais de ses égouts, la quantité déversée cette fois-ci alerte des syndicalistes CFDT. Ils dénoncent dans un tract « l’atmosphère de secret ou de tabou qui entoure le nucléaire [et qui] dessert sa cause »[11]. Les militants écologistes apprennent peu après que la pollution aurait atteint la nappe phréatique de l’Isère. Le 4 novembre 1974, ils interviennent au conseil municipal de Grenoble pour protester contre « les égouts plein de merde du CENG »[12]. Là encore, on voit s’agréger à la contestation des militants de toutes les tendances. Une Association pour la protection de la population et de l’environnement de la région grenobloise (APPERG), est notamment créée, afin de pouvoir mener une action en justice contre le CENG. Son président, Gérard Desquinabo, futur animateur des comités Malville et des Amis de la Terre est plutôt proche des environnementalistes[13]. Une plainte contre X est donc déposée. Il faut attendre novembre 1976 pour que soit publié le rapport d’expertise ordonné par la justice. Il confirme que « les installations du centre d’études nucléaires de Grenoble (CENG) et de l’Institut Laue Langevin (ILL) sont à l’origine de la pollution de la nappe phréatique de l’Isère, et que la pollution radioactive est significative »[14]. La procédure aboutit à la condamnation des responsables du CENG et à la publication de plusieurs articles dans la presse nationale, notamment dans le Nouvel Observateur, sous la plume de Michel Bosquet, pseudonyme d’André Gorz.


[1] Michel de Bernardy de Sigoyer mentionne dans sa thèse un journal au numéro unique, le Gratin Dauphinois paru en 1973 et déjà attribué au Groupe Écologique de Grenoble.

[2] Entretien avec Raymond Avrillier, 26/03/2012 ; Entretien avec Jean Jonot, 27/04/2012.

[3] Simples citoyens, « Mémento Malville », 2005, paru sur www.piecesetmaindoeuvre.com

[4] Mentionné avec Jacques-Marie Francillon comme contact du groupe écologique de Grenoble sur une liste manuscrite rédigée par le comité Malville d’Annecy en 1975, AD38, UD CFDT de l’Isère, 51 J 65.

[5] Qui regroupe, entre autres, des représentants des services techniques de la ville, de la Régie de gaz et d’électricité, de la société de distribution de chaleur et du CENG. « Installation d’un réacteur nucléaire pour alimenter leur ville en énergie », Grenoble, revue municipale d’information, n°43, AD38, PER 1428/10.

[6] Grenoble, revue municipale d’information, n°53, AD38, PER 1428/20.

[7] On peut suivre la polémique qui oppose le groupe écologique de Grenoble et la municipalité à travers les trois numéros de La Fosse, journal sceptique (AD38, PER 1771/1), dans Grenoble, revue municipale d’information, n°55, et à travers les courriers échangés entre Cédric Philibert et la municipalité, AM Grenoble, 155W21.

[8] « À propos du débat sur l’énergie et le nucléaire », Grenoble, revue municipale d’information, n°56, juillet 1976.

[9] À ce sujet, l’article d’Anne Dalmasso, « Thermos ou l’échec de l’atome au coin du feu », à paraître.

[10] Michel Bosquet, « Les eaux chaudes de Grenoble », in Le Nouvel Observateur, 3 janvier 1977

[11] Michel Bosquet, art. cit.

[12] Michel de Bernardy de Sigoyer, op. cit., p. 165.

[13] Entretien avec Jean Jonot 27/04/2012.

[14] Cité dans Laurent Broomhead, art. cit.

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