Quelles contreparties exiger des entreprises aidées par l’argent public ?

Publié le 5 juin 2020

Cette question importante est traitée dans un long article de J. Delépine dans l’hebdomadaire numérique d’Alternatives Economiques du 31 mai 2020.

En voici quelques extraits :

« Face aux 20 milliards d’euros de soutien public aux entreprises menacées par la pandémie, les attentes environnementales et sociales sont fortes mais pas si faciles à mettre en place.

Comment sauver les pollueurs ? A cette question délicate, le gouvernement semble pour l’instant vouloir apporter une réponse simple : en les renflouant sans conditions.

L’Etat a en effet provisionné 20 milliards d’euros pour soutenir, voire nationaliser, certaines grandes entreprises dites « stratégiques » pour éviter qu’elles ne disparaissent avec la crise actuelle. Au premier rang figurent Renault et Air France, dont les activités contribuent largement au réchauffement climatique.

Plusieurs ONG ont lancé une campagne pour que toute montée au capital de l’Etat dans une entreprise soit soumis à « une obligation de réduction d’émissions de gaz à effet de serre […], au non-versement de dividendes et à une limitation stricte des hauts salaires ». 

Un amendement en ce sens, avancé par le député Matthieu Orphelin (ex-LREM aujourd’hui EDS) a cependant été rejeté. Le texte du budget rectificatif adopté prévoit certes de veiller à ce que les entreprises renflouées intègrent des objectifs de responsabilités sociales et environnementales. Mais il n’impose pas de contrainte juridique…

Que peut-on demander ?

De telles contreparties paraissent pourtant incontournables pour éviter que la relance post-confinement n’accentue le dérèglement climatique. Leur forme précise reste en revanche bien délicate à définir. Comment concrètement demander à une compagnie aérienne de réduire ses émissions de gaz à effet de serre si ce n’est en réduisant son activité, et donc en supprimant des emplois ? En réalité, il y a un débat dans le débat, celui sur les contreparties masquant celui sur la difficile gestion de la transition vers une économie bas carbone, avec ses implications en termes d’emploi pour les secteurs les plus polluants.

L’ONG Oxfam proposait que la montée de l’Etat au capital de ces entreprises (qui n’a pas encore eu lieu) soit conditionnée à la mise en place dans les douze mois d’un plan de réduction de leurs émissions de gaz à effet de serre respectant la stratégie nationale bas carbone et l’accord de Paris1. Soit les deux textes centraux que les écologistes demandent à l’Etat de respecter – en vain, pour l’instant.

Les organisations écologistes plaident également pour que soit prise en compte l’intégralité de l’empreinte carbone engendrée par l’activité des entreprises : non plus seulement celles émises lors de leur fabrication, mais aussi, entre autres, les émissions indirectes liées à l’utilisation de leurs produits. Un constructeur comme Renault devrait alors réduire la pollution engendrée par les conducteurs de ses voitures…

Grâce à sa présence renforcée au capital des entreprises, l’Etat pourrait peser plus directement sur leur stratégie. Mais l’expérience d’EDF montre qu’une entreprise contrôlée majoritairement par l’Etat peut continuer de bafouer les engagements nationaux : l’électricien ayant continué de mener une stratégie pro-nucléaire, alors même que les lois adoptées prévoyaient une réduction de la place de l’atome dans le mix énergétique. C’est pourquoi les ONG privilégient l’instauration d’un cadre légal contraignant.

« Nous demandons également qu’une instance indépendante comme le Haut Conseil pour le climat puisse évaluer et vérifier les feuilles de route de réduction de gaz à effet de serre de ces entreprises », indique Alexandre Poidatz, chargé du financement de la transition énergétique chez Oxfam France. Le Haut Conseil leur a d’ailleurs emboîté le pas en proposant de « conditionner l’octroi de mesures budgétaires ou d’incitations fiscales à des acteurs privés […] à l’adoption explicite de plans d’investissement, avec mesures de vérification ». Concrètement, l’institution plaide pour « une réduction des transports aériens » ou encore une « reconversion des chaînes de productions » des voitures…

Des poids lourds de l’emploi

Assumer une diminution de l’activité nécessite donc de penser ses conséquences pour l’ensemble de la filière concernée, et surtout pour les emplois qui lui sont liés. Or, à eux deux, les secteurs automobile et aérien pèsent très lourd. L’industrie automobile compte au total 400 000 salariés en France, dont près de 120 000 pour les deux constructeurs Renault et PSA. Et Air France emploie à elle seule 45 000 personnes. Plus largement, 80 000 personnes travaillent dans le transport aérien, auxquels il faut ajouter les emplois chez les avionneurs qui seraient directement touchés par une diminution de l’activité.

L’impact serait d’autant plus fort que l’aéronautique est un moteur pour l’économie française. Airbus, principal exportateur du pays, est un employeur stratégique dans le Sud-Ouest : la filière aéronautique compte plus de 100 000 emplois sur la seule région Occitanie, soit près d’un emploi sur dix du secteur marchand de cette zone. Le tout sans compter les emplois indirects générés par cette industrie dans les autres secteurs de l’économie. Penser l’évolution de l’aérien engage donc le devenir de ces territoires.

Pour limiter le risque de casse sociale, il faudrait en premier lieu relocaliser la production. Ironie du sort : comme l’industrie française a beaucoup délocalisé, les marges de manœuvre sont aujourd’hui importantes sur ce plan. Dans l’automobile, le déficit commercial, c’est-à-dire la différence entre ce que produisent les usines sur le territoire et ce que les Français achètent, s’élève à 12 milliards d’euros. Relocaliser cette production permettrait de combler pour partie une éventuelle diminution du volume de production.

Idem pour les compagnies aériennes, où les vols opérés depuis des aéroports hexagonaux par des entreprises françaises décroit doucement mais continuellement, y compris pour les vols intérieurs. Or un vol effectué en France par une compagnie étrangère génère moins d’emplois sur le territoire que s’il était par une compagnie nationale, comme Air France.

Toutefois, ne rêvons pas : relocaliser ne suffira pas à sauver tous les emplois…

De nouveaux débouchés pour ne pas s’échouer

Une diversification de l’activité vers des produits moins polluants pourrait également atténuer la perte d’activité. « Pour les constructeurs automobiles, les services de mobilité tels que le covoiturage pour les trajets du quotidien est prometteur. La production de cycles à assistance électrique, dont les ventes devraient continuer à croître, ou encore des petits deux roues électriques, représenterait une voie de diversification », explique un expert de l’automobile membre du Shift Project2.

Dans l’aéronautique, « ce qui tirait jusqu’ici les commandes de nouveaux avions était la croissance du trafic. Si celui-ci est amené à se stabiliser ou décroître, les avionneurs pourraient à terme trouver un relais de croissance dans une optimisation énergétique plus poussée encore qu’aujourd’hui », explique un expert du Shift Project.

Cela nécessite cependant d’accorder une valeur à l’efficacité énergétique. En clair : de taxer le kérosène. Les compagnies, qui verraient gonfler leur facture de carburant, seraient alors incitées à renouveler leur flotte en choisissant des modèles plus sobres. De quoi fournir un surplus d’activité aux avionneurs qui compenserait au moins partiellement une éventuelle baisse de trafic.

Pour permettre la réussite de toutes ces transitions, actionner le levier fiscal apparaît inévitable. Notamment, en mettant en place des dispositifs de taxe carbone aux frontières, pour éviter que la transition des industries européennes ne s’effectue au profit de concurrents internationaux n’appliquant pas ces normes environnementales.

Une telle transition demande en outre une planification, mais aussi la prise en compte et l’accompagnement de ceux qui verraient leurs emplois menacés. A défaut, la transition écologique laissera une partie de la population sur le carreau.


1.L’accord de Paris est le texte signé lors de la COP21 en 2015, prévoyant une limitation du réchauffement planétaire à 2 °C par rapport à la période préindustrielle. La stratégie nationale bas carbone (SNBC) est la feuille de route de la France en termes de réduction des émissions de gaz à effet de serre, qui vise la neutralité carbone d’ici 2050, un stade où les émissions n’excèdent pas les capacités de stockage et de captation du carbone. Autrement dit, une situation dans laquelle le stock de gaz à effet de serre présent dans l’atmosphère n’augmenterait plus.

2.Plusieurs experts et bénévoles du Shift Project souhaitent rester anonymes, car ils travaillent dans les secteurs concernés »

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