Des rappels bienvenus sur la corruption à Grenoble entre 1989 et 1995

Publié le 24 septembre 2021

Dans une émission de France Inter, « Affaires sensibles » du 14 septembre 2021, le journaliste Fabrice Drouelle revenait sur « Les affaires grenobloises d’Alain Carignon ». Il interviewait Philippe Courroye qui avait été nommé juge d’instruction dans le dossier Carignon concernant la corruption dans l’affaire du service de l’eau de Grenoble qui avait été délégué à une filiale de la Lyonnaise des Eaux en 1989. Des extraits de ce témoignage permettent de comprendre les agissements du corrompu et ses pressions sur les témoins.

« Fabrice Drouelle : … Qui était Alain Carignon ?

Philippe Courroye : … C’était à l’époque des faits un grand féodal régional, … président du conseil général de l’Isère, maire de Grenoble depuis 1983, donc c’était une personnalité locale importante, et au moment où cette affaire survient, au moment où je la prends en charge, il est ministre de la communication dans le gouvernement Balladur, c’est un des chevaux légers du gouvernement, donc c’est une personnalité devenue nationale, qui n’est pas un justiciable tout à fait comme les autres, en tout cas par rapport au droit commun que l’on peut traiter.

Fabrice Drouelle : … Il décide de démissionner de son poste de ministre, à quel moment exactement ?

Philippe Courroye : … En fait ce dossier ce sont des poupées russes, parce qu’il y a au début une partie qui est assez circonscrite qui est Dauphiné News avec des abus de biens sociaux et des recels, et je vais mettre Alain Carignon le 25 juillet 1994 en examen pour ces faits, mais qui sont circonscrits, déconnectés de la corruption. Donc qu’est-ce que j’avais fait au mois de juillet 1994 : je lui avais téléphoné au ministère, je lui avais dit que je comptais le mettre en examen, et c’est là où il m’a dit bon, je serais contraint de démissionner, c’est vrai que dans votre reportage vous passez une interview où il dit « je démissionne et je m’attends à être convoqué », en réalité il savait qu’il était convoqué au moment où il démissionne.

… L’information sera ouverte le 7 février 2014. C’était en fait la problématique de l’illogique du rachat de Dauphiné News par des filiales de la Lyonnaise des Eaux. Donc là on était sur de l’abus de biens sociaux et du recel parce que ça n’avait absolument aucune logique que cette société rachète Dauphiné News. Et puis après, en tirant les fils, on s’est aperçu en réalité qu’il y avait beaucoup d’autres avantages, … la société Whip et cet appartement du 286 Boulevard Saint-Germain, qui était un vaste appartement à la fois domicile privé d’Alain Carignon et en même temps ses bureaux politiques, et qui était un peu le fil rouge de ce dossier, donc vous aviez un certain nombre de contreparties, et ces contreparties elles coloraient finalement la corruption, et puis après vous avez des gens qui ont parlé, mais les langues ne se sont pas déliées tout de suite, et … Marc-Michel Merlin qui pendant longtemps est resté silencieux notamment parce qu’il était défendu par le cabinet Dutaret, et par Jean-Louis Dutaret, qui évidemment, était plutôt là pour contrôler sa parole que de la libérer, et après Marc-Michel Merlin a très clairement parlé, et a très clairement raconté comment Alain Carignon et son entourage, et notamment Alain Carignon, le maire de Grenoble, lui avait dit « Si vous voulez le marché de l’eau, il faudra effectivement passer par la réalisation d’un certain nombre de mes demandes ».

Fabrice Drouelle : … Où placez-vous le curseur entre recel d’abus de biens sociaux et corruption ? …

Philippe Courroye : … La corruption pour faire simple c’est quoi ? c’est le monnayage d’un acte de la fonction. C’est-à-dire que vous avez une attribution, vous avez un pouvoir qui est par exemple celui d’attribuer à un délégataire un marché des eaux, c’est votre pouvoir politique, mais si vous touchez un certain nombre de contreparties, si vous recevez un certain nombre de contreparties pour passer cet acte, cet acte est monnayé, c’est ça la corruption. C’est profiter de sa fonction en percevant quelque chose qu’il la monnaye. L’abus de biens sociaux et le recel c’est autre chose. L’abus de biens sociaux ça a attrait à une société, une société c’est quoi c’est une personne morale, elle a notamment une trésorerie, et avec cette trésorerie elle ne peut pas faire n’importe quoi, la trésorerie elle doit être utilisée dans l’intérêt de la société et pas pour s’acheter des bijoux à titre personnel etc… Donc le receleur c’est le bénéficiaire d’usage abusif des fonds sociaux qui n’auraient pas été utilisés conformément à l’intérêt de la société.

Fabrice Drouelle : … l’enrichissement personnel ? pour Carignon il n’y a pas un sou dans sa poche… il bénéficie d’avantages personnels mais il n’y a pas un sou dans sa poche…

Philippe Courroye : … Vous observerez quand même que si je vous paye des voyages, si je vous paye des costumes, si je vous paye un appartement et que je prends en charge votre staff, il y a non appauvrissement personnel, et le non appauvrissement personnel équivaut bien à de l’enrichissement personnel.

… C’est un procès où effectivement Alain Carignon est resté dans un déni absolu, déni qui était contredit par nombre d’éléments du dossier, et je pense que c’est un système de défense qui a eu ses limites, puisqu’on voit les résultats tant en première instance qu’en appel, et en appel (…) il avait eu une condamnation aggravée, 4 ans fermes au lieu de 3 en première instance.

… Je rappellerai qu’au mois d’octobre 1994 au moment où Alain Carignon est incarcéré, je crois qu’il y a trois ministres du gouvernement Balladur qui sont démissionnaires, il doit y avoir Michel Roussin, ministre de la coopération, Gérard Longuet, qui est ministre de l’industrie et des télécommunications, je crois. Donc, si vous voulez, l’illégal qui avait été longtemps toléré, ou pour lequel finalement, cet illégal financier sur lequel la justice ne mettait pas son nez, les temps avaient changé. Et de ce fait, je pense que les politiques se sont rendu compte, et l’éprouvent aujourd’hui, j’allais dire presque tous les jours, que le pouvoir ne protège plus mais qu’il expose au contraire.

Fabrice Drouelle : … Affaires Noir et Carignon, vous avez connu les deux, dans un contexte politique, en tant que juge, comment se débrouille-t-on avec tout ça, et des pressions qu’on peut imaginer de la part du pouvoir politique, qui, n’en exerce jamais, c’est bien connu, car ainsi va la séparation des pouvoirs mais qui est parfois une vue de l’esprit…

Philippe Courroye : Non, des pressions, si vous voulez, des pressions politiques, il n’y en a pas, vous avez des pressions par la nature du dossier que vous traitez, par la qualité des personnes qui sont dans ce dossier, c’est une évidence. Maintenant, dans le dossier Carignon, puisque vous évoquez le terme de pressions, c’est quand même le premier, et à ma connaissance le seul dossier politico-financier où j’ai vu autant de pressions exercées sur les témoins par notamment Alain Carignon et son entourage, que ce soit le secrétaire général de la mairie de Grenoble de l’époque qui s’appelait Patrick Thull, le chauffeur d’Alain Carignon, les secrétaires etc…, tout ces gens ont été amenés à revenir sur leurs déclarations, puis ensuite une fois qu’Alain Carignon était incarcéré, il a fallu …

Fabrice Drouelle : … La mise en détention provisoire elle est justifiée par ça ?

Philippe Courroye : Exactement, la mise en détention provisoire on ne la comprendra pas si on n’intègre pas qu’Alain Carignon était dans un déni absolu, et qu’il y avait ces vagues de rétractations, je vais vous prendre l’exemple de Patrick Thull qui était secrétaire général de la mairie de Grenoble, il est entendu par les enquêteurs le 1er juillet 1994, il fait un certain nombre de déclarations, je le fais revenir le 13 juillet, il faisait très chaud ce jour-là dans mon cabinet mais il transpirait beaucoup c’était à mon avis pas pour des raisons climatiques, il fait un triple salto, et après l’incarcération d’Alain Carignon il va m’envoyer un courrier en me disant qu’il a des révélations à faire, et il expliquera, il se livrera pour dire effectivement, pour décrire en fait tout le système auquel il avait assisté, ce qui était parfaitement en ligne avec les déclarations, les aveux de Marc-Michel Merlin. Donc vous voyez, il a fallu, vraiment, tout ces sauts d’obstacles, et le dossier a été, à cet égard, extrêmement compliqué, et je pense qu’il a fallu cette incarcération, c’est-à-dire cette mise à l’écart pour que la parole se libère. »

Le journaliste a repris les éléments de langage de la communication de Carignon : « Pour Carignon il n’y a pas un sou dans sa poche » alors qu’il suffit de lire les jugements, et de lire ce qu’ont écrit, preuves à l’appui, ceux qui ont mené des actions pour la prévention de la corruption.

Et l’enrichissement personnel du corrompu est clairement indiqué dans les jugements :

Cour de cassation, chambre criminelle, 08 avril 1999 :

« La concession du service de l’eau de la ville de Grenoble a été attribuée par Alain Carignon, à la société COGESE filiale commune du groupe Merlin et de la Société Lyonnaise des eaux uniquement parce qu’elle était en mesure de procurer au maire les dons et avantages personnels promis. »

« … (Carignon) a consenti à ce que les usagers supportent au bénéfice de la société COGESE des augmentations de tarifs programmées à l’avance et non justifiées dans les contrats conclus ; que les juges en déduisent que les agissements des prévenus sont en lien avec lesdites augmentations de tarifs ; qu’ils concluent que les usagers de l’eau de la ville de Grenoble, représentés par l’UNION FÉDÉRALE DES CONSOMMATEURS QUE CHOISIR (UFC 38), ont subi un préjudice collectif distinct à la fois du préjudice matériel de chacun d’eux et du préjudice social relevant de l’action publique… »

Cour d’appel de Lyon, chambre criminelle, 9 juillet 1996

« Alain Carignon et Jean-Louis Dutaret ne peuvent soutenir une absence d’enrichissement personnel de leur part, alors qu’ils ont bénéficié d’avantages matériels qui ont évité un appauvrissement de leur patrimoine »

« Alain Carignon, élu du peuple depuis vingt ans, a bénéficié de la confiance d’une part de ses concitoyens et d’autre part des plus hautes autorités de l’État qui l’ont appelé, à deux reprises, à occuper des fonctions ministérielles ; que les éminentes tâches, qui lui ont ainsi été dévolues, auraient dû le conduire à avoir un comportement au-dessus de tout soupçon ; qu’au lieu de cela il n’a pas hésité à trahir la confiance que ses électeurs lui manifestaient, en monnayant le pouvoir de maire qu’il tenait du suffrage universel, afin de bénéficier d’avantages matériels qui se sont élevés à 19 073 150 F et de satisfaire ses ambitions personnelles ; qu’il a ainsi commis l’acte le plus grave qui puisse être reproché à un élu. »

« … ils ont bénéficié d’avantages matériels qui ont évité un appauvrissement de leur patrimoine ; qu’en tout état de cause, les dépenses engagées n’ont servi qu’aux ambitions personnelles d’Alain Carignon et de Jean-Louis Dutaret et non au financement direct ou indirect de campagnes électorales ou de partis et groupements politiques… »

Cour d’appel de Lyon, chambre d’accusation, mai 1995 :

« De tels actes sont de ceux qui apportent à l’ordre public un trouble d’une gravité particulière. Ils contribuent à créer un doute sérieux dans l’opinion sur l’honnêteté des élus, sur leur indépendance à l’égard d’intérêts privés, et sur la conformité à l’intérêt des usagers de la privatisation du service public de l’eau. Ce trouble est aggravé lorsqu’apparaissent, comme en l’espèce en cours de procédure, les présomptions les plus sérieuses contre les personnes mises en examen d’avoir tenté d’altérer la manifestation de la vérité en justice en pesant sur la volonté de plusieurs témoins… » ()

Tribunal correctionnel de Lyon, 16 novembre 1995 :

« L’ensemble de ces contreparties et leur dimension démontrent que Marc-Michel Merlin a voulu obtenir pour son groupe la concession de l’eau de Grenoble en payant et en finançant au prix fort le train de vie d’Alain Carignon et ses activités parisiennes.

Le Tribunal ne peut concevoir qu’un industriel consente autant d’avantages à un élu sans retirer de son côté un avantage, en l’occurrence le contrat de concession, ce que reconnaît Marc-Michel Merlin. »

« Alain Carignon a commis l’acte le plus grave pour un élu, vendre une parcelle de son pouvoir à des groupes privés et en accepter des avantages considérables. Il a perdu tout repère (…). Le délit de corruption qu’il a commis attente profondément aux valeurs de la République et mine la confiance des citoyens dans ce noble métier qu’est l’administration de la cité, et, par-là, la politique. »

 Des précisions sur des avocats de M. Carignon :

  • Jean-Louis Dutaret, avocat, membre des cabinets de Carignon, avocat corrompu, radié de l’ordre des avocats ;
  • Philippe Gumery, avocat, collaborateur de Jean-Louis Dutaret et avocat un temps de Marc-Michel Merlin, soupçonné de pressions sur les témoins, en conflit d’intérêts dans ce dossier ;
  • Michel Kwidzinski, avocat associé à Jean-Louis Dutaret, disparu en 1995 sans laisser d’adresse ;
  • Jacques Boedels, avocat de Carignon, soupçonné d’avoir rédigé les témoignages du chauffeur et de la secrétaire de Carignon, nommé le 14 mai 1994 chevalier de l’ordre national du Mérite par Carignon et Balladur*, mis en retrait du dossier par la justice ;
  • Alex Ursulet, avocat d’Alain Carignon, placé en 2020 sous le statut de témoin assisté suite à une plainte pour viol.

* dans cette même promotion du 14 mai 1994 figure, deux lignes avant M. Jacques Boedels, Mme Catherine Bergeal, maître des requêtes au Conseil d’Etat, qui sera chargée de conclure sur le recours de M. Avrillier en annulation de la décision de Carignon de privatisation du service des eaux de Grenoble, dossier en instruction de 1989 à… 1997.

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